1er février 2023

Mardi après-midi, 31 janvier, au retour de quelques courses : un colis dans ma boîte aux lettres. La deuxième publication de la saison aux Editions Mesures, Partages 2015-2016 d’André Markowicz. Toutes affaires cessantes, je l’ouvre sur une belle dédicace, puis, selon mon rituel avec un nouveau livre, j’ouvre au hasard. Je tombe sur la page 388 et le poème de Tatiana célébrant la neige dans Onéguine et le fait que lui et une amie en Russie ont partagé ce poème le même jour, le 3 janvier, sans le savoir, parce que dans ce poème de Pouchkine, c’est justement le trois que l’hiver arriva enfin. Et pour décrire cette concordance de la mémoire, il utilise le mot schibboleth, un mot hébreu, sorte de code ou de mot de passe par lequel des gens se reconnaissent entre eux.

Le mot me paraît très juste car c’est un peu le sentiment que j’éprouve en lisant les livres parus chez Mesures : le sentiment d’y croiser des sortes d’affinités électives qui procurent ce sentiment d’appartenance à – comment dire ? – un monde dans lequel chacun s’exprime à sa manière tout en se reconnaissant, se découvrant, même, dans l’expression des autres.

Je lis les quatre partages consacrés au poème de Mandelstam, “Le concert à la gare”. Puis…non, non, j’arrête, oui j’arrête…presque. Oui il faut terminer le ménage.

(Si une personne égarée lit ce blog, il ou elle trouvera peut-être que j’y parle beaucoup des écrits d’André Markowicz et de Françoise Morvan. Eh oui; peut-être cela éveillera-t-il la curiosité de cette personne, et l’envie de découvrir les Editions Mesures. J’en serai ravie.)

*

Partager. Alors que, justement…

Depuis le matin, hier, bien avant de recevoir ce colis, me revient sans cesse en tête la partie des Contes d’exil qui j’ai appelée Koukla – La poupée allemande. Et, comme toujours, au contraire de l’idée de partage dans le titre ci-haut, me vient aussitôt, encore et toujours, la crainte terrible liée à une sorte de message antique et solennel, une censure m’intimant l’ordre de me taire et de garder mes “inventions” pour moi. Ni le mot ‘invention’, ni celui ‘d’imagination’ n’ayant bonne presse dans leurs applications à mon imagination, supposément trop débordante et son assimilation à des “menteries”.

Mais bon. À 76 ans il serait peut-être temps de briser certains interdits liés, dans cette même terreur enfantine à la crainte de voir les inventions perdre leur pouvoir quasi-magique sous le regard des autres. Une vie entière à naviguer entre des interdits. Si “invention” il y a, c’est celle du personnage qu’on m’attribue, fonceur et qui n’a peur de rien.

Allez.

Koukla – La poupée allemande

Zlatovyek, mars 1881

Kalmouke

Ses cheveux. Un duvet. Doux comme un poussin.

Comme  il la regarde, mon garçon. Il s’y prend bien. C’est comme ça chez les Gens de l’Ours. Des regards invisibles. Qui va remarquer le regard d’un caillou? C’est bien, petit.  

 Dehors, un brouillard comme en automne.  Un brouillard sur toute la Russie. Ils ont tué le tsar et le soleil est parti. Il  n’y aura pas de printemps.  

Le cocher ne partira pas de Kazan par un temps pareil. Irina Dimitrievna va devoir rester là-bas, et son démon de fils avec elle.  Nous serons tranquilles pour la semaine. Plus longtemps, même. 

Marfa, Evpraxia, les autres : «Nos familles sont si tristes à cause du tsar, nous descendons au village, occupe-toi de Sofia Pavleva. » 

Elle boude dans sa chambre, Sofia Pavleva.  Elle dit :  « Je  jeûne pour le repos de l’âme du tsar ». C’est un mensonge. Elle boude à cause des tentures.  

 Marfa a raison. Elle dit : «Quand Sofia Pavleva jeûne, surveilles les provisions. » 

C’est comme ça qu’elle jeûne, Sofia Pavleva : toute la journée, juste un peu d’eau chaude. Toute la journée, à genoux sur un coussin devant ses icônes.  Si je frappe à sa porte le soir, si je dis : « Il faut manger, Sofia Pavleva », elle répond :  « Non, non, laisse-moi, je fais sacrifice. »

La nuit, elle visite la réserve.  Je sais : Petit caillou est grand maintenant, il dort sous la table dans la cuisine. Je laisse l’armoire à balai un peu ouverte  pour surveiller que les garçons d’écurie n’entrent pas lui faire de mal.  

  Je la vois passer. Elle se glisse dans la réserve et elle retourne à sa chambre avec un saucisson entier!  Une fois je l’ai suivie. De la choucroute elle mangeait, dans le baril, à la chandelle. La cire coulait sur la choucroute!  Une menteuse, une boudeuse, une voleuse. 

Après Irina Dimitrievna crie après nous « Voleuses! Mes provisions baissent!  »  Sofia Pavleva s’enferme dans sa chambre pour  prier.

Evpraxia jure  qu’elle va se venger. Avec  Marfa elle invente toute sorte de projets  pour empoisonner Sofia Pavleva. Elles parlent trop; tout sort par leurs bouches. Après, elles ne font rien. 

Sofia Pavleva boude. Elle a dit : « Il faut mettre des tentures violet, comme le Samedi-Saint. Le Tsar ressuscitera dans le Christ. »

  Irina Dimitrievna a dit : « En attendant, il est tout ce qu’il y a d’assassiné, et la Russie est en deuil. Les tentures seront noires ». 

Evidemment, c’est Irina Dimitrievna qui a gagné; celle qui a les roubles a toujours raison.     

En pleine nuit, elle a réveillé les hommes. Ils sont revenus avec  tout le tissu noir qu’ils ont pu trouver de Perm à Zlataoust. Elle est comme ça, Irina Dimitrievna : un saucisson disparaît, c’est la ruine. Combien de roubles gaspillés pour du tissu?

Evpraxia, Marfa, moi: toutes ces heures à fabriquer les tentures. Il y en a partout : sur le devant de la maison, sur les statues, sur les miroirs, tout, tout, tout est couvert de tentures noires. Irina Dimitrievna, Kolya, Sofia Pavleva : en noir de la tête au pied.  Les gens de maison,   les gens du village,  les gens de la fabrique, même les mineurs, même la vieille carcasse de Rodion, même Semyon-le-voleur: tous nous avons des retailles de tissu  noir sur la manche pour  assurer le repos de l’âme du tsar.

Même les nouvelles accouchées sont venues à l’église jurer fidélité au nouveau tsar.    Sofia Pavleva a pleuré de rage : l’église aussi était en noir, pas en violet. 

Après, elle a refusé d’aller à Kazan avec  Irina Dimitrievna et Kolya. Irina Dimitrievna lui dit : « Tous les Medvedkov seront à Kazan pour le serment d’allégeance. Ton absence sera commentée. » Elle : «  Je suis trop brisée par le chagrin, je préfère rester à prier pour le repos du tsar et la punition des assassins. » C’est un mensonge : elle pleure parce qu’elle voulait les tentures violet. Aussi, assise à côté d’Irina Dimitrievna, de Zlatovyek à Kazan, c’est long.

C’est mauvais, tuer le tsar. Sans le tsar pour les punir, les princes et les ministres vont vider le trésor, il ne restera plus rien pour le peuple.   Il ne faut pas tuer le tsar, c’est mauvais pour le peuple.

  Mais au moins, pendant une semaine, le poussin pourra se chauffer à la cuisine.

  « La petite orpheline ». Le monde est plein de petites orphelines.  Pourquoi Irina Dimitrievan l’a ramenée à Zlatovyek? Une bouche de plus à nourrir; ça compte pour elle.  Petite bouche, grand estomac, tout le monde sait ça. Il va grandir, le petit poussin, qu’est-ce qu’elle va en faire?

Ses yeux…bleus. Pas les grands yeux de poupée comme les Russes;  des 

yeux petits en pointe,  comme moi et petit caillou, mais bleus.  

Comme elle fait pour regarder autour d’elle.  Comme nous. 

Pour nous, il faut l’appeler Ekaterina Vladimirovna, la petite orpheline.   Irina Dimitrievna  l’appelle « Katia ».  Elle a quoi? L’âge de changer de dents. Évidemment je dis « Ekaterina Vladimirovna »; petit caillou ne dit rien du tout.     

  Un petit poussin aux yeux bleus comme le ciel quand les étoiles commencent à tirer la nuit au-dessus de nous pour une longue nuit d’hiver. Une nuit que les animaux se demandent comment faire pour vivre jusqu’au matin. 

Kouklitsa, où as-tu trouvé des yeux pareils? Chauffes-toi bien, chauffes-toi bien, manges un  peu de pain,  la vie ne sera pas facile pour toi. 

Cette poupée qu’Irina Dimitrievna lui a donnée! une grosse poupée allemande,  presque aussi grande qu’elle,  et avec des  yeux! Des grands yeux bleus qui s’ouvrent, se ferment, vous fixent comme font les morts!  Et des cheveux, je ne veux même pas y penser, des cheveux Irina Dimitrievna dit « des cheveux humains », c’est vrai?   A qui les Allemands les ont-ils volés?  

Cette nuit, Ekaterina Vladimirovna s’est éveillée. Elle a hurlé, une seule fois.  Je suis allée la voir,  elle était assise et elle fixait la poupée près de son lit et elle tremblait.  J’ai  enlevé la poupée de la chambre. Elle s’est rendormie. 

Ça, une poupée? Avec des yeux qui yeux qui bougent et sous les cheveux… je dois le dire, je dois le dire; la tête s’enlève! Je sais, je l’ai fait.  Par le cou. Et par le cou ouvert, j’ai vu : le corps est vide, rempli de noirceur. Vite j’ai remis la tête: qui sait ce qui se loge là-dedans?  

  Je connais Irina Dimitrievna. Je ne comprends pas: elle gratte, elle gratte, si on l’écoutait on ramasserait la cire fondue pour en refaire des chandelles. Ensuite, elle dépense des centaines de roubles pour faire des tentures pour le tsar mort, elle ramène une orpheline  de Kazan,  elle lui achète une poupée grande comme un enfant prêt à sevrer, avec des yeux qui bougent et un corps plein de vide noir.   

Cette poupée allemande, il faut la brûler. Dehors, en pleine nuit, le vide  noir se déversera dans le vide noir et ne se promènera plus dans la maison.  Évidemment, celle qui fera ça, Irina Dimitrievna sera furieuse contre elle.

Ou alors, la jeter dans la mine. Là-bas, ils sont tout noirs, ils détestent tout le monde, elle sera chez des amis au lieu d’effrayer les petites filles.

Ou bien la transporter dehors, enlever la tête et souffler pour faire sortir le mauvais. Vite, remplir le corps et la tête de paille hachée et de cire fondue pour tout boucher. 

 Pour les yeux? Les couvrir de suie et sceller les paupières avec de la cire. Même s’il reste un peu de mauvais dedans, il ne pourra pas sortir. 

 En voyant les yeux comme ça, Irina Dimitrievna fera une colère terrible.    Elle se souviendra que les poupées allemandes coûtent cher et c’est moi qu’elle piquera à la tête avec son épingle à chapeau. Marfa dira :  «  Je n’ai pas touché. » Evpraxia aussi. Moi si je dis : « Je  n’ai pas touché, » elle me piquera quand même.     

Tant pis!  Je dirai: « J’ai brûlé la poupée. Elle était pleine de vide mauvais. » Elle me piquera la tête; peut-être les bras aussi. Elle sera de mauvaise humeur. Après, on n’en parlera plus.   

Cette nuit, je brûlerai la poupée dehors. Demain, petit poussin, je t’en ferai une vraie.   Chez moi, on prend une écorce de bouleau. Ici, Irina Dimitrievna a plein de papier et d’enveloppe dans son bureau. Je prendrai une enveloppe blanche pour le berceau et une feuille blanche pour la  couverture – aucune écriture dessus! Blanc, blanc,  Irina Dimitrievna ne remarquera pas une enveloppe et une feuille. Une feuille avec des lettres dessus,  il ne faut pas toucher.  Elles disent des choses mauvaises, Irinia Dimitrievna se fâche chaque fois qu’elle les lit.         

 Une fois, je tenais petit frère et j’avais dit:  « Il est trop lourd». Mère avait pris  une écorce  de bouleau, mince, mince. Avec son couteau courbé de femme elle  avait découpé une poupée, et une couverture dans une feuille d’écorce aussi mince. Elle m’avait dit : «Comme ça, tes propres enfants te seront  aussi légers qu’une poupée ».

Pour petit poussin, une poupée en écorce de bouleau vaudrait mieux. Non, demain  le brouillard  sera trop épais et le mauvais vide noir rôdera encore autour de la maison.  Non. Nous ferons une toute petite poupée blanche avec le papier, beaucoup plus petite que toi, poussin, et légère, avec seulement deux côtés comme ça rien ne peut se glisser dedans. Et pas d’yeux non, non, surtout pas d’yeux!

Je brûlerai la poupée allemande au tournant de la mine. Quand Irina Dimitrievna me demandera où est la poupée allemande, je dirai:  « Elle  partir Allemagne, Irina Dimitrievna. Elle pas aimer Zlatovyek. Elle pas comprendre petite Kazan orpheline. » 

Irina Dimitrievna dira: « Espèce de bête! Sale Kalmouke! Où as-tu caché cette poupée? Elle a coûté si cher! Voleuse! » Elle me piquera avec l’épingle à chapeau. Après, ça sera fini.

Qui  t’a fait des yeux pareils, petit poussin? Non, non, je ne te regarde pas moi non plus. Tu vois? Je ne te regarde pas.  Si je te regardais,  je me dirais que tu ressembles au frère d’Irina Dimitrievna. Celui que Marfa et Evpraxia appelle « le bien-aimé ».

Pas les yeux. Mais le menton, le front… le nez aussi.  Ekaterina Vladimirovna… 

 la bâtarde  de Vladimir Dimitrievitch, tu es? 

Bienvenue, c’est bien, ici tu es dans la maison des petits bâtards.

*

No English translation today. Miles to go before I sleep, and all that.

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