31 octobre 2025

Gare de Bordeaux-St-Jean, 30 octobre, deuxième étape du retour à la maison. Des gens, des gens, des gens, jeunes, femmes seules avec enfants, couples, des sans fesses, des callipyges, des hommes jeunes dont on perçoit déjà le visage une fois vieux, des vieux au visage d’éternel poupon, l’empâtement des bons repas remplaçant les bajoues du premier âge.

“Maman, y’a rien dans le sandwich !” proteste l’enfant. “C’est un sandwich au pain, mon coeur”, répond la mère.

Une femme veut me raconter ses malheurs. “Pensez donc, j’étais chez la manucuriste pas plus tard qu’hier, et voilà que je me casse un ongle sur le portail, ici.” Je me retiens de lui servir la phrase de notre mère quand nous nous plaignions de futilités : “C’est que la vie est triste et remplie de soucis.”

Mots sur mots sur paroles sur chamailleries, flots intarissables de bavards s’interpellant, se coupant la parole. Les primesautiers, les renfrognés, les exaltés, les têtes plus vides que des coquilles sans noix, les pressés, les indifférents, les perdus “ah ! c’est la mauvaise voie !”

Le 29 était fête nationale en Turquie. Une des connaissances de Naz, une fidèle d’Erdogan, lui envoie l’image d’une crêpe sur laquelle elle croit déceler la former du drapeau turc. Naz lui répond avec une image de crêpe sur laquelle on prétend déceler la forme de Jésus-Christ — échange standard entre elles, depuis des années, apparemment. Chez Catherine et Bruno, anciens murs couverts des affiches de tous leurs combats au cours des ans, Zehra dessine dans le carnet des invités de Catherine qui a fait la liste des langues parlées par ses visiteurs – elle en est à 35, de tous les continents. Un livre des poèmes de Nâzim Hikmet traîne près de la table. À l’endos, celui-ci que je lis à haute voix :

La plus drôle des créatures

Comme le scorpion, mon frère,

tu es comme le scorpion

dans une nuit d’épouvante.

Comme le moineau, mon frère,

tu es comme le moineau

dans ses menues inquiétudes.

Comme la moule, mon frère,

tu es comme la moule

enfermée et tranquille.

Tu es terrible, mon frère,

comme la bouche d’un volcan éteint.

Et tu n’es pas un, hélas,

tu n’es pas cinq,

tu es des millions.

Tu es comme le mouton, mon frère,

quand le bourreau habillé de ta peau,

quand le bourreau lève son bâton

tu te hâtes de rentrer dans le troupeau

et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.

Tu es la plus drôle des créatures, en somme,

plus drôle que le poisson

qui vit dans la mer sans savoir la mer.

Et s’il y a tant de misère sur terre,

c’est grâce à toi, mon frère.

Si nous sommes affamés, épuisés,

si nous sommes écorchés jusqu’au sang,

pressés comme la grappe pour donner notre vin,

irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute ? Non,

mais tu y es pour beaucoup, mon frère.

1948

Traduit du turc par Hasan Gureh

In, « Nâzim Hikmet, anthologie poétique »

Scandéditions, 1993

*

Vendredi, 31 octobre 2025

*

Bordeaux-St-Jean train station, October 30, second part of the trip back home. People, people, people, young ones, women with children, couples, some with no ass, some callipygian, young men whose faces already show what they will look like later, old ones with faces of eternal babies, the thickening resulting from good meals replacing the jowls of infancy.

“Mommy, there’s nothing in the sandwich !” cries a child. “It’s a bread sandwich, sweetheart”, answers the mother.

A woman wants to share her woes with me. “Just think, I was at the manucurist no later than yesterday, and I’ve just broken a nail on the portal over here.” I refrain from serving her the phrase our mother used when we complained over nothing. “That’s because life is sad and filled with worries.”

Words upon words upon talk upon squabbles, inexhaustible flow from chatterboxes calling out, interrupting one another. The jaunty ones, the glum, the exalted, the ones with heads emptier than empty nutshells, the rushing ones, the indifferent, the lost “oh! this is the wrong track!”

The 29th was the national holiday in Turkey. An acquaintance of Naz’s, one of Erdogan’s faithful, sends her the image of a pancake on which she thinks she makes out the shape of the Turkish flag. Naz answers back with the image of another on which appears a shape resembling that of Jesus Christ. This being a usual exchange between them year after year, apparently. At Catherine and Bruno’s, on ancient walls covered with posters from all the causes they have upheld, Zehra draws in the guest book in which Catherine has listed the different languages spoken by her visitors over the years – they number 35 at this point, from all continents. There’s a book of poems by Nazim Hikmet by the table. On the back cover, the following. I read it out loud :

The Strangest Creature on Earth

You’re like a scorpion, my brother,
you live in cowardly darkness
 
  like a scorpion.
You’re like a sparrow, my brother,
always in a sparrow’s flutter.
You’re like a clam, my brother,

closed like a clam, content,
And you’re frightening, my brother,
    like the mouth of an extinct volcano.
Not one,unfortunately
not five-
no, you number millions.
You’re like a sheep, my brother:
    when the drover cloaked in your skin raises his stick,
      you quickly join the flock
and run, almost proudly, to the slaughterhouse.
I mean you’re the strangest creature on earth-
even stranger than fish
  that can’t see the ocean for the water.
And the oppression in this world
      is thanks to you.

And if we’re famished, exhausted, covered in blood,
and still being crushed like grapes to produce our wine,
 will I go so far as to say the fault is yours ? No

but it’s largely because of you, my brother.
1948

*

Friday October 31st 2025

2 comments

Leave a reply to Helene Beauchemin Cancel reply