
Zehra Dogan, Pierrot (2017 ?)
Sur le mur à l’extérieur de la dernière maison dans la montée, une vielle plaque des Eaux et Forêts indique que nous sommes sur la Route Céleste (entre la Rte Ronde et la Rte de la fosse à râteau). À partir de cet endroit, la route se transforme en sentier qui grimpe dans le fouillis de verdure, et passe devant un vieux porche, datant du début du 18e siècle, dit-on. Si on passe le porche, on se retrouve dans un carré de verdure adossé contre la falaise de tuffeau et où un phénomène acoustique — lié peut-être à la présence en sous-sol d’excavations anciennes — absorbe tous les sons environnants. Pas un bruit. Le phénomène est désarçonnant et l’endroit, suggestif d’histoires anciennes, oubliées pour la plupart.
La vieille plaque des Eaux et Forêts ne donne pas vraiment l’adresse contemporaine de cette vieille maison adossée à la falaise de tuffeau. Trouvée dans une brocante il y a des années de cela, elle accompagne les nouveaux occupants de la maison derrière la grille. À l’intérieur, lors de leur installation il y a un mois de cela, le racoin dans le salon avait déjà un clou au mur, et un éclairage au plafond dirigé vers cet endroit. La nouvelle arrivée y a accroché le Pierrot de Zehra, comme si cet espace l’attendait déjà.
Zehra sera du nombre des invités qui viendront aujourd’hui saluer la “pendaison de crémaillère”. Parmi eux, des vieux de la vieille des temps héroïques et oubliés de convois de vivres pour la Bosnie; et des exilés, turcs et kurdes d’événements plus récents se délayant dans l’oubli collectif, pendant que leurs gestes et leurs espoirs font face au même dissolvant se produisant derrière les fameux mots héroïques des discours annonçant qu’on n’oubliera jamais, non, jamais, leurs luttes, leurs morts, leurs emprisonnés à perpétuité.
Nous parlons de la Turquie. De ces signaux contradictoires annonçant ce que d’aucuns ont connu à d’autres moments : le moment où les “gauchistes” d’un mouvement se voulant de libération se retrouvent désavoués par les partis au nom desquels ils et elles se battaient, au nom de valeurs de liberté, de droit de s’exprimer, de chanter, d’écrire dans sa propre langue, ou en soutien de ces mêmes droits pour des voisins emprisonnés, torturés, tués. Le phénomène échappe complètement à l’attention des médias, bien sûr. Il prend la forme de déclarations incompréhensibles de reddition et de dépôt des armes par les dirigeants du PKK (reddition ne s’appliquant qu’aux dirigeants en question, à l’intérieur des frontières turques); et de glissement d’un parti tel que le HDP désavouant ses héros d’hier croupissant toujours en prison, ou se débattant à l’étranger avec des gouvernements leur refusant le droit d’asile.
Ou encore, qui se retrouvent devant la tentation du retour. Oui, car on leur fait savoir que leurs “crimes” leur sont maintenant pardonnés et, grugés par la nostalgie de la maison, ils peuvent y revenir en toute sécurité. Celles et ceux qui cèdent à ces incitations découvrent qu’effectivement, la cour annule la condamnation prononcée contre eux…remplacée par une nouvelle action criminelle intentée sur la base des mêmes “faits”, enrichis d’écoutes électroniques durant leur exil.
Le désarroi causé par le mélange d’informations vérifiables et de rumeurs courant dans le milieu des exilés ne peut être compris que par des gens qui en ont vécu de semblable dans leur propre existence. Sombrer se présente comme une évidence inévitable — qui dans l’alcool, qui dans d’autres drogues, qui dans un nihilisme dévastateur, qui dans un désespoir sans forme. Ne pas sombrer devient la véritable mission. Elle est loin d’être évidente. Par quoi peut-on remplacer la “cause” dans laquelle on a cru au point de tout lui sacrifier ?
Juste avant de partir de chez-moi pour venir rejoindre mes amis à cette pendaison de crémaillère, mon copain et voisin Rustine, 32 ans, est venu prendre le café chez-moi. Il voulait parler de l’impuissance qui gagne, de l’impuissance qui invite à ne plus tenir compte des autres, à disparaître dans sa propre coquille, quelle qu’elle soit. De comment regrouper les énergies, hors de tout “parti” proposant les leurres habituels. Nous en reparlerons à mon retour, la semaine prochaine.
Impression, en lui parlant, et en parlant avec mes amis ici, dans ce cadre splendide où la Loire, dernier fleuve libre d’Europe coule à nos pieds, de vivre un de ces moments qui, dans l’histoire, sont l’équivalent du mouvement des plaques tectoniques se déplaçant sous nous, modifiant tout ce que nous considérions comme permanent.
Bord de Loire. On m’explique que les nuages provenant quotidiennement de Chinon sont le fait de l’évaporation des eaux devenus bouillantes, ayant servi au refroidissement de la centrale nucléaire qui s’y trouve. Dans l’histoire de la France qu’on m’a enseignée, il n’était pas fait mention de centrales nucléaires et des nuages de vapeur traversant le ciel dans ce cadre splendide où la Loire, dernier fleuve libre d’Europe coule à nos pieds tandis que nous causons de vieux souvenirs – pensez donc, les soulèvements de 2015 en Anatolie, les hommes, les femmes, les enfants morts à Diyarbakir, à Cizre…
De lui-même, Titi Robin qui n’aime pas que les gens lui demande “d’interpréter quelque chose”, a dit qu’il viendrait ce soir avec sa guitare. Le Pierrot de Zehra, et Zehra elle-même, seront là pour l’accueillir.
*
On the wall outside the last house on the rise, an old tin sign from the Forestry days shows that we are on the Celestial Road (between the Round Road and Rake Pit Road). From there on, the road becomes a path climbing in the tangle of greenery, and goes by an old portico, dating back to the early 18th century, some say. If you enter through the portico, you find yourself in a square of greenery nestled against the cliff of limestone and where an acoustical phenomenon — related perhaps to the presence underground of ancient excavations — absorbs every sound in the environment. Not one sound. The phenomenon is unsettling and the space itself, suggests the presence of ancient stories, forgotten for the most part.
The old tin plaque from the Forestry department does not give the true current street address of the old house resting against the cliff of limestone. Found in a second hand market years ago, it follows the new occupants of the house behind the gate. Inside, when they moved in, a month ago, the corner psace in the living-aroom already had a nail on the wall and ceiling lighting directed toward it. The new occupant hung Zehra’s Pierrot there, as if the space had been waiting for it.
Zehra will be among the guest arriving today to celebrate the house warming. Among them, old hands of the food convoys for Bosnia; and Turkish and Kurdish exiles from more recent events being diluted in collective forgetting, while their actions and their hopes face the same solvant taking place behind the famous heroic words of speeches announcing that we will never forget, no, never, their struggles, their deaths, their jailings in perpetuity.
We talk about Turkey. About the contradictory signals announcing what others have known in other times: the moment when the “leftists” in a movement calling for liberation are disavowed by the parties in the name of which they were fighting, in the name of values of freedom, of the right to express yourself, to sing, to write in your own language, or in support of these same rights for your jailed, tortured, assassinated neighbors. The phenomenon completely escapes the attention of the media, of course. It takes the form of incomprehensible declarations of reddition and of laying down of arms by the leaders of the PKK ( a laying down only applying to the leaders in question, inside the Turkish borders); and of a drift of parties such as the HDP whose heroes from yesterday moulder in prison or struggle abroad against governments refusing to grant them asylum.
Or yet again, who find themselves facing the temptation of return. Yes, because they are told that their “crimes” have now been forgiven and with the nostalgia for home gnawing at them, they can safely come back. Those who fall for those invites find themselves discovering that, yes indeed, the court has annulled the sentence pronounced against them…replaced by a new criminal accusaation based on the same “facts”, enriched by electronic surveillance during their exile.
The dismay resulting for the mix of verifiable information and of rumors coursing through the milieu of exiles can only be understood by people who have lived through similar experiences in their own life. Sinking presents itself as inevitable — this one in alcohol, that one in other drugs, a third into a devastating nihilism, or formless despair. Not sinking becomes the true mission. It is far from being an obvious one. With what can you possibly replace the “cause” in which you believed to the point of sacrificing everything to it ?
Just before leaving my place to come spend time with my friends at this housewarming, my buddy and neighbor Rustine, 32 years old, came over for a coffee. He wanted to talk about the powerlessness gaining ground, inviting one to no longer bother about others, and to disappear into your own shell, whatever it may be. And how to regroup energies, outside all “parties” offering their usual bait. We will talk some more about it when I return next week.
The impression when talking with him and with my friends over here in the splendid view of the Loire, the last free river in Europe, coursing at our feet, of living in one of those moments when the historical equivalents of tectonic plates are moving under our feet, modifying everything we considered permanent.
By the river. I’m told that the clouds rolling over from Chinon every day are due to the evaporation of the waters turned to boiling after cooling the nuclear reaction there. In the French history I learned in school, there was no mention of nuclear power plants causing vapor to glide over the splendid view of the Loire, last untethered river in Europe, while we talk of old memories — just think the uprisings in Anatolia in 2015, the men, the women, the children killed in Diyarbakir, in Cizre…
Of his own volition Titi Robin who doesn’t like being asked to “play something”, said he would come this evening with his guitar. Zehra’s Pierrot, and Zehra herself, will be there to greet him.
I have no words. Merci.
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