
C’est désolant de voir ce qu’on appelle “les informations” sur un supposé grand journal comme Le Monde, par exemple. Qu’on fasse le gros titre du fait que le premier navire chargé de blé ukrainien a pris la mer aujourd’hui: normal. Mais pourquoi tout, absolument tout le reste est-il rédigé avec des précautions verbales qui vont bien au-delà de la prétendue ‘neutralité’ ? On en retire une impression de flou plus lénifiant qu’autre chose. Pour parler d’une guerre et de ses horreurs, c’est vraiment un comble.
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Ça n’est pas dans mes habitudes de l’évoquer publiquement; mais le phénomène de ces ‘bulles’ de souvenir apparaissant comme de nulle part est intéressant en lui-même et, apparemment, je n’ai plus les mêmes préventions sur ce sujet comme sur bien d’autres:
Du moment où l’infirmier bloque l’ascenseur entre les étages à celui où il le remet en marche, il ne me reste que le souvenir du filet de bave qu’il laisse tomber sur mon visage. Un crachat? Non, il y a un effet de propulsion dans un crachat. Ici, il s’agit d’une bouche qui s’ouvre et laisse tomber un filet de salive sur le visage de quelqu’un. Je suis le quelqu’un en question.
Le souvenir remonte à fin juillet-début d’août 1962 – le mois précédant mes 16 ans. En d’autres mots: il y a soixante ans.
Je ne cherche jamais à « reconstituer » la « scène » qui précède ce geste. Ni à savoir si elle intervient avant ou après les viols – le mien et celui de Thérèse, ma compagne de chambre de 14 ans.
Le souvenir est là, c’est-à-dire ici. Il intervient parfois, alors que je suis à faire quelque chose de tout à fait banal. Puis, il replonge d’où il est venu.
Et pourtant, il s’est bien produit autre chose avant, et il a bien fallu que je l’essuie, cette bave. Je ne m’en souviens pas. Il est évident que je l’ai essuyée avant de pénétrer dans le bureau du psychiatre qui s’évertuait à théoriser l’existence chez moi d’un quelconque ’complexe d’Electre’ ou je ne sais plus trop quoi, à la source de ma tentative de suicide.
Je le trouvais très con et je ne disais strictement rien. Mais après le viol, j’ai compris qu’il n’y avait qu’une chose à faire: lui donner entièrement raison, qu’il me parle des Atrides ou de sa première rencontre avec sa femme. Et l’assurer que, oui, Electre avait sans doute son rôle à jouer dans cette histoire; mais je dormais beaucoup mieux et que, non, je n’avais plus du tout envie de mourir, et que je faisais toutes sortes de projets pour la prochaine année scolaire, et que sais-je encore.
N’importe quoi, à la condition de recouvrer un semblant de liberté loin de ce lieu maudit où les infirmières gloussaient en fumant leurs clopes et en écoutant les blagounettes de l’infirmier.
Le dénoncer ? Vous voulez rire ? Je parle de 1962. C’était moi la malade, moi et Thérèse, pas lui. Le dénoncer, à quelles fins ? Il aurait nié et on ne l’aurait pas congédié (Thérèse, elle, a ’profité’ d’une sortie de weekend pour se tuer en vidant l’armoire à pharmacie de ses parents). Le dénoncer et continuer de vivre en sa présence ? Continuer de servir de cobaye aux vaticinations du psychiatre qui aurait rajouter le ’fantasme du viol’ à mes délires supposés ?
Merci bien quand même.
Parfois, le souvenir remonte, comme une bulle des fonds marins, c’est tout.
Puis je passe à autre chose.Une question de date, peut-être. Le corps est une mémoire; il a ses calendriers, ses propres façons de marquer les anniversaires.
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Le vicomte pourfendu.J’avais quatre ou cinq ans lorsqu’Italo Calvino publia ce premier volet de sa trilogie (dont je n’avais lu que le second volet, Le Baron perché.) Au marché hier, le bouquiniste avait une copie du vicomte; la métaphore y est plus que transparente: au cours d’une bataille contre les turcs, le vicomte génois Terralba est littéralement coupé en deux, à la verticale. Son côté droit est d’une méchanceté sans mélange; son côté gauche, un véritable François d’Assise. Une fois recousu l’un à l’autre, ben, le revoilà un mélange des deux.*
Mouais. (Le Marcovaldo demeure mon Calvino préféré). Et au vicomte je préfère, et de beaucoup, Le Dragon d’Evguéni Schwartz (justement, en découpant des vieux Télérama, je découvre qu’on l’a mis en scène en avril, à Paris et à Lille). Dans Le Dragon, oui, le chevalier coupe les trois têtes du dragon et obtient la main de la belle. Mais…le poison du dragon s’est tout de même infiltré dans les uns et les autres, et “en chacun d’eux, il faudra tuer le dragon“.
Et le jardinier de dire: Mais soyez patient, monsieur Lancelot. Je vous en supplie -soyez patient…Prenez garde en arrachant les mauvaises herbes de ne pas nuire aux racines qui sont saines. Parce que, si on y réfléchit, les gens, au fond, eux aussi, si ça se trouve, avec des plus et des moins, bien sûr, ils méritent beaucoup de soins.“**
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Par contre, à lire au sujet des exactions quotidiennes commises par les troupes de Poutine en Ukraine, on se dit qu’il y a peut-être des gens qui ont plus du côté droit du vicomte qu’il n’est bon ni pour eux ni pour personne dans leur entourage. Peut-être que pour eux, la greffe avec le côté gauche n’a pas pris du tout.
*Italo Calvino, Le vicomte pourfendu, traduit de l’italien par Juliette Bertrand, Livre de poche, Albin Michel 1955
**Evguéni Schwartz, Le Dragon, conte en trois actes, traduction A. Markowicz, Les Solitaires Intempestifs, 2011
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It grieves me to see what is called “news” in a supposedly great newspaper such as Le Monde, for example. That the headline be with the first ship sailing forth with Ukrainian grain today makes perfect sense. But why is everything else written with verbal precautions that go way beyond the supposed need for “neutrality”? You get the impression of a blurry, rather pacifying image about it all. When writing about a war and its horrors, that’s really astounding.
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I’m not in the habit of bringing it up publicly; but the phenomenon of these “bubbles” of recollection arising out of nowhere strikes me as interesting in itself, and I no longer have the same reservations about this topic, as with many others:
From the moment when the nurse’s aid blocks the elevator between floors to when he sets it running again, I only have the memory of the gob of saliva he drops on my face. A spittle? No, there’s propulsion involved in spitting. Here, there’s an open mouth dropping a stream of saliva on someone’s face. I happen to be the someone.
The memory dates back to the end of July-early August 1962 – the month before my 16th birthday. In other words: sixty years ago.
I never try to “reconstitute” the “scene” preceding that gesture. Nor do I try to figure out if it happened before or after the rapes – mine and that of Thérèse, my 14 year old roommate.
The memory is there, which is to say, here. It shows up at times, while I’m doing something perfectly trivial. Then, it sinks back to where it came from.
voilà.
And yet, something must have happened before the drip of saliva, and there was need to wipe it away. I don’t remember doing it. I obviously wiped it off before entering the psychiatrist’s office, the one intent on theorizing the existence in me of some ‘Electra complex’ or lord knows what else, as the source of my attempted suicide.
I found him very stupid and never said a word. But after the rape, I realized there was only one thing to do: agree totally with him, no matter whether he brought up the Atreides or his first meeting with his wife. And assure him that, yes, Electra probably had something to do with it all; but I was sleeping much better and, no, I no longer had the slightest wish to die, that I was making all kinds of plans for the upcoming school year, and who knows what else.
Anything really, as long as it meant recuperating a semblance of freedom far from this cursed place where the nurses tittered while smoking their cigarettes and listening to the nursing aid’s lame jokes.
Denounce him?
Are you kidding? This is 1962 I’m talking about. I was the sickoid, and so was Thérèse, not him. Denounce him, what for? He would have denied everything and would not have lost his job (Thérèse “took advantage” of a weekend day pass to kill herself by emptying her parents’ medicine cabinet). Denounce him and go on living in his presence ? Go on serving as a lab rat to the psychiatrist’s vaticinations, to which he would have added a “rape fantasy” to my supposed imaginings?
Thanks anyway.
Sometimes, the memory rises, like a bubble from the depths of the sea, that’s all.
Then, I move on to something else. It has something to do with the date, maybe. The body is a memory; it has its own calendars, its own methods of marking anniversaries.
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Le vicomte pourfendu (The Cloven Viscount). I was four or five years old when Italo Calvino published the first part of his trilogy (of which I’d only read the second, The Baron in the Trees, until this weekend.) At the market yesterday, the second-hand book merchant had a copy of the Viscount; the metaphore in it is more than transparent: during a battle against the Turks, the Viscount Terralba from Genoa is litterally cloven in two, on a vertical. His right side is pure evil: his left side, a veritable Francis of Assisi. Once joined together again, what do you know, he’s a mixture of both.
OK. (Calvino’s Marcovaldo remains my favorite). To the Viscount I prefer, by far, Evgueny Schwartz’s The Dragon (and happened to see while cutting up old Telerama magazines that it had been staged in Paris and in Lille in April). In The Dragon, yes, the knight cuts off all of the dragon’s three heads, and obtains the fair hand of the maid. But nonetheless…the dragon’s poison has seeped into one and another, and “in each one of them, there will be need to kill the dragon.”
And the gardener says: But be patient, Mister Lancelot. I beseech you – be patient – Be careful when removing the weeds not to harm the healthy roots. Because, if we think about it, in people also, it so happens that, some more and some less, of course, they are in need of much care.”
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However, reading about the exactions committed daily by Putin’s troops in Ukraine, you tell yourself that maybe some folks have more of the viscount’s right side than is healthy for them or for anyone else around them. In their case, perhaps the graft with the left side didn’t really ‘take’.
Que d’injustices de vous avoir volé votre confiance . C’est cruel .Vous êtes courageuse depuis toutes ces années et il reste encore beaucoup de combats à mener comme celui de soigner et ne pas detruire, de punir sévèrement les abus sexuels dans les prisons, les hôpitaux psychiatriques, les clubs de sports en brisant le silence même si les victimes en sont parfois incapables. Bien à vous sh
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et la confiance se regagne, jour après jour, mais aussi, le sentiment très important que rien ni personne ne peut atteindre…quelque chose que je ne saurais nommer et que personne ne peut toucher. Ah, de chemin à parcourir, il en reste, et beaucoup, et chaque parole est précieuse, je crois, pour y parvenir. Bonne continuation à vous, Stéphanie.
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