Libre arbitre, prédestination, transmigration des âmes…

Libre arbitre, prédestination, transmigration des âmes…

Il aura 11 ans en avril. Inscrit à l’accompagnement en raison de problèmes scolaires, évidemment. Difficile de faire abstraction du fait que certains de ces problèmes sont en lien avec une histoire familiale inter-générationnelle suffisamment glauque pour mériter des hochements de tête de la part des anciens auteurs de tragédies grecques. (Oui, bien sûr, ils sont tous morts – Eschyle, Sophocle, Euripide, par exemple – mais en supposant qu’ils ne le soient pas, ils hocheraient la tête…puis chacun interpréterait les événements tragiques à sa manière).

Lors de notre première rencontre, le garçon et moi posons tous les gestes habituels lors d’une prise de contact. Il choisit son code couleur personnel pour décrire comment il se sent ce jour-là. Répond à mes questions standard concernant les cinq choses qu’il aime le plus, et les cinq qu’il aime le moins. M’identifie ses problèmes scolaires. Son attitude d’ensemble à mon endroit: prudent mais prêt à m’accorder ma chance. À notre deuxième rencontre, nous nous attaquons à une tâche scolaire: apprendre par coeur la très longue fable de Jean de La Fontaine  Le petit poisson et le pêcheur“. A la fin de la séance d’une heure, il en défile la moitié sans problème.  

À notre troisième séance, nous nous attaquons à la suite. Au milieu d’une phrase, il s’arrête et me fait: “J’aime la poésie.” Il le dit comme d’autres garçons de son âge me disent “j’aime le foot” ou “j’aime les jeux vidéo”. Lui, il aime la poésie. Je lui dis qu’il existe plein de poésies, et que nous en explorerons certaines en dehors du programme scolaire – tout en travaillant la grammaire et les maths, bien sûr.

La librairie locale est ouverte les dimanches en matinée. J’y passe pour lui acheter un petit recueil des fables les plus connues de La Fontaine que je lui réserve pour plus tard.   Je discute philosophes pré-socratiques avec le patron qui me parle aussi de cépages gaillacois, puis je choisis un titre parmi les livres gratuits qu’il me propose:  Joan Didion…

En traduction française?*Je préfère lire les auteurs dans leur langue d’origine quand je le peux, mais je me dis que ça serait peut-être une occasion de faire connaître Didion à des Français. Voyons…(j’ouvre au hasard comme toujours à la première lecture d’un nouveau livre. Je tombe sur un extrait de L’Album blanc) **

Q. Et que s’est -il passé d’autre, s’il s’est passé quelque chose. (…)

R. Il a dit qu’il pensait que je pouvais devenir une star, genre Burt Lancaster, vous voyez, ce genre de truc.

Q. A-t-il mentionné un nom en particulier?

R. Oui monsieur.

Q. Quel nom a-t-il mentionné ?

R. Il a mentionné beaucoup de noms. Il a dit Burt Lancaster. Il a dit Clint Eastwood. Il a dit Fess Parker. Il a mentionné beaucoup de noms. (…)

Q. Avez-vous discuté après avoir mangé ?

R. Pendant, après. Mr Novarro nous a tiré les cartes et il nous a lu les lignes de la main.

Q. Vous a-t-il dit que vous auriez beaucoup de chance, ou beaucoup de malchance, ou que s’est-il passé ?

R. Il ne savait pas très bien lire les lignes de la main.

***

*Joan Didion, L’Amérique chroniques 1965-1990  traduites de l’anglais par  par Pierre Demarty

** (“Nous nous racontons des histoires afin de vivre“) – Joan Didion The White Album pocket book edition, Farrar Straus and Giroux 2009

Leave a comment