Pour la justesse des mots

Quand j’en ai plus que marre des rodomontades de ces hommes qu’on dit grands (et des femmes qui se calquent sur eux pour participer à leur jeu de dupes), je prends ma copie de Svetlana Alexievitch La Fin de l’homme rouge*, je l’ouvre et je lis un passage. Celui-ci, par exemple :

“Voulez-vous que je vous lise des poèmes ce soir? – Peut-être, mais pour l’instant, je vais partir à la nage loin, très loin. – Je vais vous attendre.” Et il m’a attendue, il m’a attendue plusieurs heures. Il ne lisait pas bien, il passait son temps à remonter ses lunettes. Mais il était touchant. J’ai compris…j’ai compris ce qu’il ressentait…Ces gestes, ces lunettes, ce trouble. Je ne me souviens absolument pas de ce qu’il a lu, et pourquoi cela devrait-il être si important? Il pleuvait aussi, ce jour-là. Ça, je m’en souviens. Je n’ai rien oublié. Les sentiments…Nos sentiments, ils existent en-dehors de nous – la souffrance, l’amour, la tendresse. Ils ont une vie propre, indépendante. Pourquoi choisit-on cette personne et non cette autre qui est peut-être mieux, pourquoi faisons-nous soudain partie, sans même nous en douter, d’une vie qui nous est étrangère? Mais on nous a déjà trouvé…On nous a envoyé un signal… En me voyant le lendemain matin, il m’a dit: “Je t’ai tellement attendue!”, et il l’a dit sur un tel ton que, à ce moment-là, je ne sais pas pourquoi, je l’ai cru, et pourtant je n’y étais pas du tout prête. C’était même le contraire. Mais il y avait quelque chose qui changeait autour de moi… Ce n’était pas encore l’amour,  juste l’impression que, tout à coup, j’avais énormément reçu. Quelqu’un a entendu la voix de quelqu’un d’autre.”

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Voilà. Un lundi parmi d’autres. Trouver ce qui le distingue de tous les autres. Trouver les mots justes, ne retenir que ceux-là.

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*Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, traduit du russe par Sophie Benech, Actes Sud 2013 pour la traduction française

 

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