
(Gravure de Camille Messager, à partir d’une oeuvre indienne non identifiée)
Qu’y a-t-il à noter de rêves qui se déroulaient dans les Etats-Unis tel que je les ai connus, avec des gens enfoncés jusqu’aux aisselles, et parfois jusqu’au cou – voire jusqu’aux narines – dans un quotidien, le quotidien paralysant du “but what will the neighbors think?” Certains, plus nerveux ou angoissés que d’autres, certainement, mais engoncés pour la plupart dans l’une ou l’autre version du “politically correct” dont le plus forte des deux – ah ! celui des mêmes qui ont dû se dire ‘si seulement Staline était au courant des erreurs de ses subalternes !’ – se dit que, certes, il se commet des erreurs mais les coupables l’ont bien cherché, au fond. Le “je” trompeur, fabriqué, illusoire, le “je” de “surtout, sourire au voisin et ne rien dire de mes propres doutes et opinions.” Le “je” de la peur, au fond, qui refuse de dire son nom. Et elle n’a pas toujours tort, la peur, de se tenir bien coite, tapie tout au fond de ces trucs dont on ne sait pas trop où ils pourraient nous entraîner. Que le premier qui en doute se lève et prenne le caillou en plein front.
Le “je”. Le pronom personnel. De son usage grammatical et quotidien. De tout ce qu’il sert à éluder. Puis, occasionnellement, on tombe sur quelques mots justes évoquant son usage plus courageux. Dans ce cas-ci, ceux de Nathacha Appanah dans une interview de Médiapart, au sujet de son dernier livre – son douzième ! – où elle franchit le pas et utilise le “je” : « J’ai d’abord essayé d’écrire une version sans le « je », un peu ambiguë. C’était un truchement, mais je me suis résolue à écrire qu’il s’agissait de moi. Dès lors que je suis passée au je, j’ai compris l’endroit d’où je parlais c’est-à-dire que c’était moi-même mais d’un passé très lointain.
Au réveil ce matin, en abordant ce site, je constate de nombreux passages sur une chronique écrite le 9 février 2021 que j’avais intitulée “Il ne suffit pas de parler…” (encore faut-il être entendu. Correctement.)”
Et j’en reviens au “je”. Presque effarée d’admiration que Nathacha Appanah ait réussi à le gérer, ce “je”-là, à coup de fictions partagées, éditées, lues – récompensées, même. Comment ses lecteurs réagiront à La Nuit au Coeur, je ne saurais dire. Le café-librairie L’Autrucherie en avait reçu une copie. Hier, la feuilletant je suis tombée sur un extrait du poème de Borges “El otro tigre“, que j’avais croisé récemment, cité par Chaya Czernowin dans cette tome de réflexions de compositeurs sur leur musique, où elle fournissait la seule voix féminine sur les plus de six cent pages du livre.
Pour moi, cet “autre tigre”, c’est d’abord le Tyger tyger burning bright de Blake,
When the stars threw down their spears
and water’d heaven with their tears:
Did he smile his work to see ?
Did he who made the Lamb make thee ?
puis le tigre des cauchemars, puis celui dont le nom – Amba – rappelle le pas feutré du seul animal que craint le chasseur sibérien, Dersou Ouzala. Et celui de ce même nom dans Une Poule avertie en vaut Deux, où – tigre ou tigresse – il ou elle n’est plus que la trace de ses rayures, récit pour lequel j’ai choisi un poème de Daniil Harms comme exergue :
Je me suis longtemps demandé
ce que fichait ce tigre dans la rue
J’y ai pensé,
Et repensé,
Encore pensé…
Puis un coup de vent est arrivé
Et j’ai oublié à quoi j’avais pensé,
Je ne sais donc toujours pas
Ce que fichait ce tigre dans la rue.
(traduction Eva Antonnikov)
J’ai proposé Une Poule à une personne, écrivaine comme moi, dans un grand geste de courage pour moi (j’ai un mal fou à partager même mes “je” les plus fictifs); elle me l’a retournée, me disant qu’elle n’avait pas réussi à se rendre au-delà de la page 70. Ce qui, ma foi, peut vouloir dire bien des choses, soit au sujet du récit, soit au sujet de cette personne, soit les deux. Cela dit, pour l’essentiel, ce blog demeure le seul endroit où j’utilise le “je”, autre que celui des conventions sociales. Il faut croire que je n’arrive pas à évoquer les tigres comme on le ferait d’un chaton.
Le passage de “L’autre tigre” de Borges cité par Nathacha Appamah se lit comme suit :
Chercherons-nous un autre tigre, le troisième ?
Mais il sera toujours une forme de rêve,
Un système de mots humains, non pas le tigre
Vertébré qui, plus vieux que les mythologies,
Foule la terre. Je le sais —mais quelque chose
Me commande cette aventure indéfinie,
Ancienne, insensée ; et je m’obstine encore
À chercher à travers le temps vaste du soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le vers.
(traduction Ibarra)
Ce qui se dit. Le pourquoi. Le comment. Les tabous – non pas tant des faits, mais de leurs dits. Ce qui est reçu, comment, et qui devient un élément indissociable de l’histoire . Les mots – j’ai une image des “je”, aussi innombrables que les étoiles, à la fois toutes uniques, et toutes semblables. De plus en plus, je me rends compte que ça n’est pas tant de mes propres souvenirs que j’hésite à parler, mais des enfants dont il me fut donnée de partager un moment de vie, à l’été de mes quinze ans dans l’aile psychiatrique d’un hôpital pour enfants, et, notamment d’un petit garçon de 3 ans, qui ressemblait au Petit Prince de St-Exupéry et qui s’agrippait à moi comme un petit singe à sa mère. Sa vraie mère, elle, avait l’apparence de la reine dans Blanche Neige – regard noir, lèvres rouge sang et ongles rouges en longues griffes.
Les autres. Les autres “je”. Le temps approche peut-être de parler de ce gamin, et des autres.