
Dans les rues, les gens se tiraient dessus avec tout ce qui pouvait servir de projectiles, pendant que Trump ordonnait la tenue d’une grand manif, que ses loyalistes rechignaient et qu’un mouvement s’organisait de “repasseuses” qui s’échangeaient des messages de maison en maison, sans qu’il soit trop clair en quoi leur “repassage” contribuait à un soulèvement, chose certaine, elles étaient pleines d’enthousiasme et de conviction, comme les suffragettes d’antan.
Ou comme nous, jeunes femmes dans la vingtaine, ouvrant des coops alimentaires et des crèches et des cliniques et chantant “n’oublie pas que ce sont les gouttes d’eau qui alimentent le creux des ruisseaux, si les ruisseaux savent trouver la mer, ensemble, nous trouverons la lumière.” Les années ’70, quoi. Toutes ces jeunes vingtaines vigoureuses ont maintenant dans les soixante-dix ans, début des quatre-vingt. Quelques-unes protestent encore mais la plupart, non. Comme on s’applique en plus à rogner sur leurs pensions et à les trouver vraiment encombrantes avec leurs soins médicaux si coûteux, elles ne sont pas exactement aux avant-postes de quelque soulèvement que ce soit (c’est la voix de l’expérience qui parle…)
En plus, comme je ne possède même pas de fer à repasser, me reste à comprendre en quoi les repasseuses du rêve auraient trouvé un truc de génie pour contrer l’effondrement d’une certaine conception qu’elles auraient d’une société de l’entraide et de la bonne humeur.
Hier, j’ai traduit un article formidable de la revue Wired, intitulé The Enshittification of American Power (L’Emmerdification du pouvoir américain) qui débute ainsi :
« L’emmerdification de la puissance américaine
D’abord Google et Facebook, puis le monde.
Sous Trump 2.0, l’État américain commence à imiter les pires tendances de Big Tech.
PENDANT DES DÉCENNIES, les alliés des États-Unis ont vécu confortablement dans le vaste étendue de l’hégémonie américaine. Ils ont construit leurs institutions financières, leurs systèmes de communication et leur défense nationale en s’appuyant sur les infrastructures fournies par les États-Unis.
Et à l’heure actuelle, ils regrettent probablement de l’avoir fait.
En 2022, Cory Doctorow a inventé le terme « enshittification » (emmerdification) pour décrire un cycle qui s’est répété à maintes reprises dans l’économie en ligne. Les entrepreneurs commencent par faire de belles promesses pour inciter de nouveaux utilisateurs à essayer leurs plateformes. Mais une fois que les utilisateurs, les vendeurs et les annonceurs ont été verrouillés – par des effets de réseau, des problèmes d’action collective insurmontables, des coûts de changement élevés – les tactiques changent. Les propriétaires de plateformes commencent à presser leurs utilisateurs pour tout ce qu’ils peuvent obtenir, même si la plateforme se remplit de plus en plus de déchets de mauvaise qualité. Ils commencent ensuite à presser les vendeurs et les annonceurs.»
À l’échelle mondiale, ça ressemble à ce moment dans une relation où il devient évident que le “bienfaiteur” s’est rendu essentiel en tissant des liens de dépendance tellement contraignants sous leur apparence de générosité que d’y échapper exigera une remise en question de toute l’organisation sociale sur laquelle on avait construit son existence.
Avec “l’emmerdification” incorporée dans l’équation.
*
Je relis le poème de Seamus Heaney “Chekhov on Sakkhalin” qui se termine par les mots :
To try for the right tone — not tract, not thesis —
And walk away from floggings. He who thought to squeeze
His slave’s blood out and waken the free man
Shadowed a convict guide through Sakkhalin.*
(Non, je ne tenterai pas de traduire.)
*Seamus Heaney, Opened Ground, Selected Poems 1966-1996, Farrar, Straus and Giroux, New York 1998
In the streets, people were shootting at one another with anything that could serve as a projectile, while Trump was ordering the holding of a great demonstration and his loyalists were dragging their feet and a movement was organizing of “ironers” who exchanged messages from house to house, without it being too obvious how their “ironing” was contributing to an uprising, but one thing was certain, they were filled with enthusiasm and conviction, like the suffragettes of yore.
Or as we were, young women in our twenties, opening food coops and daycare centers and clinics and singing “don’t forget that drops of water feed the streams, if the streams can find the sea, together, we will find the light.” The seventies, in other words. All those twenty year olds are now in the late seventies, early eighties. A few still protest but most of them don’t anymore. As efforts are made to reduce their pensions and they are considered terribly cumbersome with all their costly medical treatments, to top it all off, they are not exactly at the vanguard of any uprising whatsoever (this, from the voice of experience…)
Plus, since I don’t even own an iron, I still need to understand in what the ironers had found a genius trick to counter the collapse of a certain concept of a society of mutual aid and good humor. (The leaders, even the apparently well-intentioned ones. appearing so glum and self-centered, there wasn’t too much enthusiasm flowing from them to the masses, that much being obvious.)
Translated a masterful article from Wired magazine yesterday on the “Enshittification of American Power”. It begins as follows :FOR DECADES, ALLIES of the United States lived comfortably amid the sprawl of American hegemony. They constructed their financial institutions, communications systems, and national defense on top of infrastructure provided by the US.
And right about now, they’re probably wishing they hadn’t.
“Back in 2022, Cory Doctorow coined the term “enshittification” to describe a cycle that has played out again and again in the online economy. Entrepreneurs start off making high-minded promises to get new users to try their platforms. But once users, vendors, and advertisers have been locked in—by network effects, insurmountable collective action problems, high switching costs—the tactics change. The platform owners start squeezing their users for everything they can get, even as the platform fills with ever more low-quality slop. Then they start squeezing vendors and advertisers too.”
At the world level, it resembles that moment in a relationship when it becomes obvious that the “benefactor” has made himself essential through the weaving of links of dependency so binding under their generous appearance that escaping them will require the reappraisal of the entire social organization on which one had built up one’s existence.
With “enshittification” worked into the equation.
*
I re-read Seamus Heaney’s poem “Chekhov on Sakkhalin” which ends on the following words:
To try for the right tone — not tract, not thesis —
And walk away from floggings. He who thought to squeeze
His slave’s blood out and waken the free man
Shadowed a convict guide through Sakkhalin.*
Difficile de garder espoir, et pourtant, qu’est ce qui nous reste d’autre
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Je ne sais pas, je me pose la même question. Chose certaine, il y a plein de combats perdus d’avance sur lesquels il ne faut pas gaspiller trop d’énergies en regrets, afin de réfléchir calmement à ceux qui ne le sont pas encore (et pour lesquels on a encore quelques forces utilisables. Quels sont-ils ? (Au vu de l’étendue du chap des possibles, les choix ne manquent pas et ils ne sont pas nécessairement spectaculaires ou évidents. S’entêter fermement et à long terme en refusant de céder sur des choses “courantes” peut avoir du bon, peut-être. En tout cas, ça aide à maintenir un minimum de forme et d’implication dans ce qu’est la vie pour des êtres normalement constitués…
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