22 octobre 2023

Je relis Apeirogon*, alternant de la version traduite (français) à l’original (anglais). Hier, je venais de lire l’article du Jerusalem Post sur le travail effarant confié aux médecins-légistes examinant les monceaux de chairs calcinés retrouvés dans le Sud d’Israël. L’article se trouve ici pour ceux ou celles qui souhaitent le lire. Il y a des abysses dans l’humain. Le nier ne sert à rien, même les mots perdent leur pouvoir, raison pour laquelle tant de survivants ne tentent même pas de décrire ce qu’ils ont vu ou vécu.

J’absorbe ce que je viens de lire. Puis je me tourne vers Apeirogon. Vers le moment, en 1987, quand le funambule Philippe Petit a traversé la vallée de Hinnom à Jérusalem sur un fil de fer. Et j’y lis que cette vallée, que nous connaissons surtout sous le nom de Géhenne fut un lieu où, à l’époque biblique, se tenaient des cérémonies pour honorer le dieu du feu, Moloch. On y ligotait des bébés pour les rôtir vivants. Ce que les médecins-légistes découvrent en ce moment s’apparente au même type de comportements. Il faut bien en conclure que l’humain abrite en lui des grottes profondes dans lesquelles subsistent toujours des vallées de Hinnom ancestrales.

Et parce que ce sont des zones dans lesquelles je ne tiens pas à m’attarder (elles exercent toujours leur fascination, il ne sert à rien de le nier, car si tel n’était pas le cas, comment pourrait-on expliquer leur survivance?), je me tourne vers un autre passage dans Apeirogon.

Je trouve la réponse à une question qui m’a toujours fascinée, même enfant, lorsque je voyais les vols d’oies sauvages déferler en claironnant leur passage dans le ciel, au printemps et à l’automne : pourquoi volaient-elles ainsi en forme de V ?

Alors, voici : “En vol, un oiseau se positionne parfaitement afin de gagner de la portance grâce à celui qui est devant. Quand il vole, l’oiseau de tête rabat l’air avec ses ailes. L’air est ensuite comprimé autour du rebord extérieur des ailes de telle sorte que, au bout des ailes, l’air se déplace et crée une déflexion d’air vers le haut.

En volant près du bout d’aile de l’oiseau devant lui, le suivant profite de cette déflexion et économise de l’énergie. Les oiseaux calculent précisément leurs battements d’ailes, ce qui donnne parfois une forme en V, ou en J, ou une inversion de l’une ou de l’autre.

Dans les tempêtes et les vents contraires, les oiseaux s’adaptent et créent de nouvelles formes – courbes de puissance et formations en S, voire en huit.”

“Dans les tempêtes et les vents contraires…”

Apeirogon, la bien-nommée figure géométrique, polygone au nombre infini de côtés.

*Colum McCann, Apeirogon, traduction française par Clément Baude, 10/18 Belfond, 2020.

*

Chose certaine, si je me donnais la peine de traduire des textes qui me paraissent importants dans l’espoir de collecter des “Like” ici ou sur facebook, il y a longtemps que j’aurais cessé de le faire. Pas que je sois contre des témoignages d’appréciation, mais, heureusement, là n’est pas ma motivation. En fait, même si ces textes ne sont lus que par une seule personne, et sans commentaire aucun, c’est déjà bien. Et s’ils ne sont lus par personne, l’exercice de le traduire m’est utile en lui-même. Il n’y a rien de tel que la traduction pour approfondir sa propre compréhension d’une situation complexe et pour rester humble devant la place qu’on occupe dans tout ce bordel. (“Humble” n’étant pas un synonyme pour “impuissant”, j’en suis assez convaincue.)

*

I’m re-reading Apeirogon*, alternating between the French translation and the English original. Yesterday, I had just read the article on The Jerusalem Post on the frightful work entrusted to the forensic doctors examining the piles of charred flesh found in Southern Israel. The article is here for those who wish to read it. Humans contain abysses. Denying it is useless, words even lose their power, reason why so many survivors don’t even attempt to describe what they saw or lived through.

I absorb what I have just read. Then I go back to Apeirogon. To the moment, in 1987, when the high wire aerialist Philippe Petit crossed the valley of Hinnom in Jerusalem on his wire. And I read there that this valley, better known under the name of Gehenna, was a place, in biblical times, where ceremonies were held to honor the god of fire, Moloch. Babies were tied to stakes and roasted alive. What the forensic experts are discovering at the moment is akin to this same kind of behaviour. One has no other choice than to conclude that humans shelter within themselves deep caverns in which live on ancestral valleys of Hinnom.

And because these are zones in which I do not care to tarry (they always exert their fascination, there’s no point in denying it because, if they didn’t, how could we explain their survival?), I turn to another passage in Apeirogon.

Where I find the answer to a question that has always fascinated me, even as a child, when I saw streams of wild geese honking their way through the sky, in the spring and in the fall: why were they flying in a V formation?

So, here: “While in flight, birds position themselves in order to gain lift from the bird in front. As it flies, the leading bird pushes down the air with its wings. The air is then squeezed around the outer edge of the wings so that, at the tip of the wing, the air moves and an upwash is created.

By flying at the wing tip of the bird in front, the follower rides the upwash and preserves energy. The birds time their wingbeats carefully, resulting sometimes in a V-shape, or a J, or an inversion of one or the other.

In storms and crosswinds the birds adapt and create new shapes – power curves and S-formations and even figures of eight.”

“In storms and crosswinds…”

Apeirogon, the aptly named geometrical figure for a polygone with an infinite number of sides.

*

One thing is for sure, if I went to the trouble of translating documents that seem important to me in the hope of collecting “Likes” here or on facebook, I would have stopped doing so a long time ago. Not that I’m against signs of appreciation, but luckily, that is not what motivates me. In fact, even it those documents are read by only one person, and that person leaves no comment whatsoever, that’s already good. And if they are not read by anyone, the excercise of translating them is useful in itself. There is nothing that compares to translating to deepen one’s own understanding of a complex situation and to stay humble when it comes to one’s own place in the apparent jumble. (“Humble” not being a synonym for “Powerless”, I’m quite convinced of that).

*Colum McCann, Apeirogon, Bloomsbury Publishing, 2020.

Leave a comment