
(La main, cadeau d’Amélie, 6 ans)
La dernière fois que j’ai lu quelque chose d’Emmanuel Levinas, c’était en 1984 dans la ville de Québec; j’étais revenue de trois années en Israël deux années plus tôt. Le livre : Difficile Liberté, un recueil d’essais sur le judaïsme. Catherine Chalier cite dans Levinas l’Utopie de l’Humain*une phrase tirée du livre qui m’avait marquée à l’époque: “La naissance de l’écriture n’est pas la subordination de l’esprit à la lettre, mais la substitution de la lettre au sol. L’esprit est libre dans la lettre et il est enchaîné dans la racine. »
(Au sujet de ces trois ans en Israël, il n’est pas inutile de préciser qu’à aucun moment je n’ai envisagé la conversion au judaïsme. L’idée même de me “convertir” d’une religion que je ne pratiquais pas à une autre que je ne pratiquerais pas davantage me paraissait loufoque. À mes yeux, tout aussi ridicule était le fait d’être identifiée sur mes papiers comme “chrétienne” en raison de la religion pratiquée par mes parents.)
Cela dit, Levinas est de lecture exigeante; elle oblige à envisager que le fondement de la “mission” humaine ne se situe pas dans l’Être – ce principe fondateur de la philosophie occidentale depuis les Grecs – mais dans un commandement antérieur à l’être. Ce qui suppose l’existence de Dieu, quel que soit le nom qu’on attribue à cette notion, et une lecture autre des préceptes bibliques comme émanant d’un commandement de pareille origine. Mais je note tout de même dans mon inconfort avec cette notion la nature que Levinas attribue à cette “mission”: celle d’ouverture à l’autre l’emportant sur toute autre considération. En lien avec cette interprétation, me reste le souvenir de la tradition juive selon laquelle 36 Justes cachés assurent la subsistance du monde.
Et ces mots de Chalier sur la paix, en commentaire de Levinas, mots écrits au siècle dernier et bien d’actualité aujourd’hui : “En cette fin de siècle si souvent gouvernée par l’intérêt voire le cynisme, bien des hommes lancent des appels à la paix à ceux qui luttent pour leur survie, leur indépendance ou leur honneur, ils demandent que les armes soient déposées et que la réconciliation advienne. Il arrive aussi que, par désir d’éviter la confrontation avec la désolation qui couvre encore la terre et qui bannit l’insouciance, une surdité profonde et une partialité résolue remplacent l’écoute de l’expression de la souffrance des uns et des autres, ainsi que le devoir d’analyse historique et politique d’un conflit. La défense de la paix dans ce cas, ressemble davantage à la volonté de ne pas être dérangé par une violence qui n’en finit pas qu’à un réel engagement en faveur du droit et de la justice. Dès lors que les armes sont brandies, les partisans de cette paix n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer l’impossibilité de trancher dans les arguments des adversaires et, au nom de cette confusion, c’est-à-dire de leur lassitude, d’exiger même que les victimes cèdent et fassent les premiers pas de la réconciliation.”
*Catherine Chalier, Levinas, l’utopie de l’humain, Espaces Libres, Albin Michel 2023
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Cet après-midi, reprise des ateliers d’écriture en formule bi-mensuelle de demi-journée, .
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The last time I read something by Emmanuel Levinas was in 1984 in Québec City; I had returned from three years in Israel two years earlier. The book: Difficile Liberté (Difficult Freedom), a collection of writings on Judaism. In Levinas, l’Utopie de l’Humain (Levinas, the Utopia of the Human), Catherine Chalier quotes a sentence from the book that had struck me at the time: “The birth of writing does not represent the subordination of the spirit to the letter, but the substitution of the letter to the soil. In the letter, the spirit is free, it is chained when it is rooted.”
(Concerning my three years in Israel, it isn’t useless to specify that at no time did I consider converting to Judaism. The very idea of “converting” from one religion I did not practice to another I wouldn’t practice either struck me as ludicrous. Just as ridiculous in my view was the fact I was identified on my papers as a “christian” because of the religion practiced by my parents.)
That said, reading Levinas is demanding; it necessarily implies considering that the human “mission” is not located in Being – that founding principle of Western philosophy since the Greeks – but in a commandment prior to Being. Which supposes the existence of God, whatever name one attributes to that notion, and another reading of biblical precepts as a commandment emanating from this notion . Despite my discomfort with such a reading, I note how Levinas interprets this notion as a “mission” toward the other taking precedence on all other considerations. Which reminds me of the Jexish tradition according to which 36 hidden Just men ensure the subsistence of the world.
And these words by Chalier, commenting on Levinas, words written in the past century but still current today: “At the end of a century so often governed by interests or even by cynicism, many are those who appeal for peace toward those who fight for their survival, their independence or their honour, they demand that weapons be laid down and that a reconciliation take place. It also happens that, wishing to avoid the confrontation with the desolation still covering the earth and that banishes carelessness, a deep deafness and a determined partiality replace attention to the expression of the suffering of the one and the other, as well as the duty to analyze the history and policial origins of a conflict. In such a case, defending peace more resembles the will not to be disturbed by an endless violence than to a real commitment for right and justice. Once weapons are brandished, partisans of this peace do not hesitate in stating it is impossible to settle the adversaries’ arguments and, in the name of this confusion, which is to say of their own weariness, to demand that the victims give in and take the first steps toward reconciliation.”
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Writing workshops begin again this afternoon, in the new half-day twice-monthly format.