17 juillet 2023

Hier soir, je me suis mise à relire deux livres en parallèle – l’un dans la catégorie “pour jeunesse”, je suppose, intitulé La dragonne et le drôle par Damien Galisson*, et l’autre la traduction en anglais contemporain par Seamus Heaney d’une saga intitulé Beowulf,** écrite entre le 7e et le 10e siècle de notre ère. (Le second de ces livres est offert à la narratrice de Une poule avertie en vaut deux. Je ne saurais dire pourquoi j’ai ressenti le besoin de les lire en parallèle. Je sais que ça à un rapport à une réouverture du manuscrit, chose faite ce matin où le premier réflexe est de remettre le texte au présent de l’indicatif. On verra bien ce que ça donne.)

Quant à la photo ci-haut, je l’utilise faute d’avoir autre chose qu’une vue imaginaire du heurtoir sur la porte chez l’oncle Claude de la narratrice, heurtoir qui, lui, a la forme d’un dauphin (mais que l’oncle en question appelle ‘la baleine étique’ ou, ‘ce qu’il reste de la baleine dans Moby Dick‘.)

Voilà où en sont les choses ici, en ce lundi matin d’une météo fantasque et d’une fraîcheur quasi divine aux premières heures.

Je retourne à Moïra émergeant du sommeil.

*Damien Galisson, La Dragonne et le Drôle, éditions sarbacane, 2022

**Seamus Heaney, Beowulf, faber and faber, 1999

*

Ce qui donne ceci en intro :

Une poule avertie en vaut deux

Le tigre dans la rue

Longtemps je me suis demandé

D’où venait ce tigre dans la rue

J’y pensais pensais

Pensais pensais

Pensais pensais

Pensais pensais

Puis un coup de vent est survenu

Et j’oubliai à quoi je pensais

Donc je ne sais toujours pas

D’où venait ce tigre dans la rue

Daniil Harms

1.

DÉCEMBRE 2015

Dans le rêve, la voix est agréable, familière. 

Puis – bulle de savon – tout disparaît sans laisser de traces. Moïra émerge dans son état habituel de confusion matinale. Met son corps en mouvement à travers un espace…où est-elle ?…ah oui, dans son nouvel apart’. Pipi au radar, puis l’eau à bouillir avant de se rappeler qu’elle n’a pas de café. Elle éteint sous la casserole et allume son portable.

En première ligne sur sa messagerie: la réponse d’un agent littéraire new yorkais. Autant l’effacer sans lire parce qu’elle en connait la teneur par coeur :  désolé, votre manuscrit ne convient pas à notre maison, bonne chance ailleurs. Cette agente-ci a ajouté: « In these trying times, people are searching for escapism. If you wish to please, modulate your writing accordingly. »  (En ces temps difficiles, les gens recherchent de l’évasion. Si vous souhaitez plaire, modulez vos écrits en conséquence. )

Elle reste les yeux collés sur la phrase. Se met à rire et dit : What?  à voix haute. Soulève son portable pour regarder en-dessous, au cas où il recèlerait un message secret – une blague dissimulée, tellement subtile qu’elle ne la comprend pas du premier coup. «…souhaitez plaire… »  Putain. 

Elle a lu un paquet de livres sur Comment Devenir un Auteur Publié ; tous  recommandent fortement à l’auteur novice de ne pas répliquer à une lettre de  refus d’un agent littéraire. Ah mais, rien n’interdit de l’écrire sans l’envoyer. « Hey, peanut brain…. » Et puis bof, pourquoi essaie-t-elle encore de parler aux imbéciles, « là-bas »? Les imbéciles d’ici ne lui suffisent pas ?

  Elle recule la chaise de sa table de travail, et part à la recherche du café – ah, c’est vrai, elle n’en a pas.  

Ce roman refusé pour la nième fois… Personnellement, elle adore la citation  en exergue, par  Stanislaw Lem, l’écrivain de science-fiction polonais : « The whole plan hinged upon the natural curiosity of potatoes »  (« le projet reposait  entièrement sur la curiosité naturelle des patates… ») Phrase tirée d’un livre couvert de chiures de mouches, trouvé dans une bouquinerie minable du nord-ouest de la Floride – relique du chapitre américain de son enfance. De ce qu’elle connaissait de l’Amérique profonde (et de l’état général de la planète), les patates inter-galactiques de Lem étaient probablement  animées de plus de curiosité que la plupart des humains, alors…

  Mais continuer d’écrire en anglais, après dix années en France, ça commence à suggérer l’existence d’un problème d’intégration, comme disent les zexperts du mental.

OK. Mais est-ce une raison de faire le deuil de ces deux sœurs complètement givrées  qu’elle a inventées, et du mec qui traitait son alcoolisme à coups de lecture de livres gagnants du prix Pulitzer ? (Livres qu’il trouvait largués et couverts de chiures de mouches dans une bouquinerie minable d’une ville abonnée aux tornades sur le golfe du Mexique, bien loin de la Floride de Disneyland.) Bye-bye for now, Jeneece, Angie et Corky. 

Pour l’heure, il s’agit de se doucher, s’habiller et de prendre un café Chez Chloé avant d’attaquer le programme de la journée : enseigner la chanson Twinkle Twinkle Little Star aux enfants de l’école primaire de Hautvoir. Noël approche dans cette petite ville de la France désindustrialisée où, faute de patients, les dentistes se soignent entre eux.  La directrice de l’école, Nadine, l’a avertie : plus question de parler du Père Noël. Certains des parents musulmans se sont plaints au sujet des références en classe aux symboles chrétiens, et comptent en faire rapport à l’inspecteur académique. Juste avant les vacances non payées de Moïra… « Ça va, si je mentionne des étoiles ? » –  « À cinq branches ou à six ? », lui a  répliqué Nadine, en levant les yeux au ciel. D’accord. Elle leur fera dessiner des flocons de neige et chanter Jingle Bells. Quant à cet imbécile d’inspecteur, faux académicien…

— Tu as besoin de ton salaire, lui dit Chloé. Tu ne peux pas te permettre de lui dire de sauter dans la première mare de lisier venue. 

—… D’accord. Sers-moi un capuccino alors. Mais si tu savais… Il se fout des enfants. Il n’est qu’un petit boulon à l’Education nationale. Il rêve d’être un plus gros boulon avec écrou. Il veut un titre qui recouvre sa carte de visite recto et verso. 

Chloé pose le capuccino sur le comptoir.  

  • C’est lui le patron.  Tu ne peux pas … 
  • On s’en fout. Moïra  répand la dosette de sucre en spirale sur la mousse. Se met à rire. « Dommage que j’aie rater sa crise de nerfs. Nadine dit qu’il a tambouriné de ses petits poings et insisté sur le fait que je ne suis PAS une enseignante professionnelle selon ses critères, et qu’AUCUNE adjointe à l’enseignement ne peut se retrouver devant une classe – ou même devant un seul enfant – en l’absence d’un enseignant professionnel dûment inscrit à l’article xzy, sous-paragraphe trente-six des règlements de l’Académie. Le fait que les parents, les enfants et la direction de l’école soient satisfaits de mes services ? Aucun rapport. Le fait que le district n’a pas de professeur d’anglais répondant à ses critères ? Hors de propos. Le fait que je m’en tiens résolument au programme ? S’il-vous plaît. Si on mentionne mon nom à nouveau devant lui, des têtes vont tomber, dit-il. » 

Chloé a l’air inquiet.

— Si j’étais toi, je serais prudente. Sa famille…   

— Ouh là. Des têtes. Vont tomber.  Mais  il se prend pour qui ?  Tu t’imagines ce qu’il s’amuserait s’il pouvait en faire tomber pour de vrai ? Disons qu’il s’appelle Vladimir. Ou le turc, là.  Ou Bachar. Ou le dernier en lice des empereurs communistes de Chine. Ou le Président des Philippines qui se vante d’assassiner des gens, et les autres leaders lui serrent la main comme s’ils venaient d’apprendre les choses les plus chouettes à son sujet. Pourquoi? Parce qu’une quelconque élection falsifiée prétend qu’il exprime la volonté du peuple…  

Elle mélange le sucre à la mousse et hausse les épaules.  « Au lieu d’apprendre aux enfants les exploits de la petite renne au nez rouge, je devrais leur faire apprendre par coeur les mots de Roald Dahl au sujet d’Augustus Gloop. Tu sais:

But this revolting boy, of course

Was so unutterably vile,

So greedy, foul and infantile 

That…  »

À son regard et à son faible sourire, elle voit bien que Chloé ne comprend pas un mot de ce qu’elle raconte. Elle soupire. « Sauf que le prof de gym me dénoncerait immédiatement à l’inspecteur académique, bien sûr. » 

— Qu’est-ce que le prof de gym vient faire dans cette histoire ? 

  — Ah,  j’ai oublié de te raconter la meilleure.  Moïra déguste de la mousse sucrée.  « Puisqu’il n’y a pas de prof d’anglais en règle dans le secteur, on me permet d’enseigner – salaire minimum, pas de congé maladie, pas de vacances payées – en présence d’un enseignant en bonne et due forme. Le prof de gym est le seul que Nadine peut libérer pendant mes heures de cours.  Il s’assoit au fond de la classe et s’amuse sur son téléphone pendant que je fais répéter Hello, my name is…What’s your name ? aux enfants. Comment Nadine se débrouille là-dessus avec l’inspecteur, je ne sais pas. Je crois qu’elle me paie sur le budget du parascolaire. »   

Les capuccinos de Chloé ne sont pas des meilleurs mais elle est bon public. Elle ouvre grand les yeux. Dispose sa réserve d’oranges pour les jus et se met à rire.  « Si tu me promets de ne pas le répéter… La mère de ton inspecteur vient ici prendre le thé avec ses amies du club de bridge. Je parie que tu ne sais pas que son petit chéri est fou de Marlon Brando. Du jeune Marlon Brando. Il a une page facebook sur lui. Il a même Marlon Brando comme avatar. »  

— Tu te fous de ma gueule. 

Les yeux de Chloé pétillent.  

— Et il a une poule comme animal de compagnie.  

  • Une poule…une…  
  • Elle s’appelle Iphigénie. ( Chloé bat des cils en ailes de papillons. )  

Moïra verse encore du sucre dans son café. Sa glycémie au top du top, elle se sent beaucoup beaucoup mieux.

À l’école, les rumeurs l’assaillent avec le premier assaut d’enfants hors d’haleine : Meryem et Amra ont disparu ! Leur maman s’est enfuie avec elles ! Elles sont en Syrie avec les terroristes ! 

L’histoire est tout aussi folle dans la salle des instits :  Nouam, la femme du maire ? Oui, oui, oui ! Avec ses deux filles ! Parties en jihad ! Le maire est en garde à vue ! 

— En jihad ? D’après qui ?  demande Moïra.

—  On en parle partout en ville ! La mère de Nouam est en arrêt cardiaque, la brigade anti-terroriste a pris d’assaut la résidence du maire !  

Connaissant Hautvoir, il faut comprendre que la mère de Nouam visite son médecin pour un renouvellement d’ordonnance, et que deux gendarmes ont été aperçus sur la rue où habite le maire. 

—  Mais qui raconte que Nouam est en Syrie ?  

Personne ne sait, mais tout le monde est au courant. Pauvre Meryem, pauvre Amra, le monde est devenu fou, des terroristes partout, tuant les pauvres gens, et quelqu’un peut-il dire qui a bloqué la photocopieuse sans appeler le réparateur ?

*

Last night, I started re-reading two books in parallel – one in the category of literature for youth, I suppose, titled The She-Dragon and the rascal by Damien Galisson, and the other being the translation done by Seamus Heaney into modern English of Beowulf, written at some point between the 7th and 10th century of our era. (The second of these books is offered as a gift to the narrator in Once Bitten Twice Shy. I can’t say why I felt the need to read them in parallel. I know it has something to do with my re-opening of the manuscript which I did this morning; the first impulse was to return the text to the present tense. We’ll see what comes of it.)

As for the photo above, I’m using it as the closest thing I own to the imaginary knocker on the door at the home of the narrator’s uncle Claude, a knocker in the shape of a dolphin (but said uncle refers to as ‘the emaciated whale’ or, ‘what’s left of the whale in Moby Dick.’)

This is how things stand here on this Monday morning with a whimsical weather pattern that provided a quasi divinely refreshing coolness to the early morning.

Back I go to Moira emerging from her slumber.

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