
Dehors : brume automnale persistante, sauf que nous sommes en janvier.
Hier soir, j’ai lu environ la moitié du livre de Peter Pomerantsev Nothing is True and Everything is Possible – Adventures in Modern Russia. Publié d’abord en 2015, ré-édité en 2017. Pomerantsev est Brittanique, fils de réfugiés russes dissidents. Ce qu’il raconte est fruit de ses observations alors qu’il agissait en tant que consultant à l’une des chaînes de télé russe qui s’employait à produire de la merde calquée sur la “télé-réalité” occidentale. Prouvant par le fait même qu’il y a moyen de faire pire que cette dernière, en la copiant à l’intérieur d’un régime dictatorial interdisant toute référence à la réalité, la vraie. Le véritable lien entre les deux versions étant le même: la crétinisation des humains au profit de la corruption.
*
Mais ce qui a retenu mon attention ce matin est tout autre : depuis des années, y compris la nuit dernière, les rêves se succèdent dans lesquels je me retrouve perdue dans des lieux étrangers que sont devenues les villes que j’ai connues – et les gens que j’y côtoyais. Et, ce matin, j’ai enfin compris le sens de ces rêves, grâce à l’insistance que ma tête à mise à ce que je relise le poème d’Anna Akhmatova qu’André Markowicz utilise En Guise d’Exergue dans L’Appartement* :
Les souvenirs passent par trois époques.
Pour la première, on se croirait hier.
L’âme vit sous leur voûte bienheureuse,
Le corps est dans leur ombre au paradis.
Le rire vibre clair, les larmes brillent,
La tache d’encre est fraîche sur la table,
Et le baiser qui a scellé le coeur
Est le dernier, unique, inoubliable.
Mais tout cela ne dure pas longtemps.
Et nous ne sommes plus sous une voûte :
C’est une maison, – loin, dans un faubourg,
Où il fait froid l’hiver et chaud l’été,
Où l’araignée règne sur la poussière,
Où les lettres d’amour se désagrègent,
Où les portraits changent à notre insu,
On y revient comme sur une tombe
Puis on se lave longuement les mains,
On essuie une larme qui s’attarde
Sur la paupière lasse et l’on soupire.
Mais les heures s’égrènent, un printemps
Succède à l’autre et le ciel devient rose,
Les noms des villes changent, les témoins
Ont disparu, il n’y a plus personne
Pour partager larmes et souvenirs
Et, lentement, les ombres nous délaissent,
Que nous n’invoquons plus déjà et qui,
Si elles revenaient, nous feraient peur.
Et, un jour, au réveil, nous comprenons
Que nous avons oublié le chemin
Vers la maison lointaine et, haletant
De honte et de colère, nous courons
La retrouver mais, comme dans les rêves,
Tout a changé – les gens, les murs, les choses –
Nous sommes étrangers – des inconnus.
Nous nous sommes trompés d’adresse … Dieu !
Et c’est alors que vient le plus amer :
Nous devinons que notre vie présente
Ne peut plus accueillir notre passé
Et qu’il nous est plus étranger à nous
Qu’il pourrait l’être à un voisin quelconque.
Nous ne reconnaîtrions plus nos morts
Et ceux dont Dieu aura voulu qu’ils vivent
Sans nous revoir ont refait leur vie…et tout
Est pour le mieux.
Anna Akhmatova, 5 février 1945, Elégies du Nord, 6
*André Markowicz, L’Appartement, éditions inculte, 2018
*
Outside : persistent autumn fog, except we are in January.
Last night, I read about half of Peter Pomerantsev’s Nothing is True and Everything is Possible – Adventures in Modern Russia. First published in 2015, re-edited in 2017. Pomerantsev is British, son of dissident Russian refugees. What he narrates is the result of his observations during the time when he acted as a consultant to one of the Russian TV networks busy producing crap copied on Western “reality shows”. Proving by this very fact that there was a possibility of doing worse than than the latter, by copying it inside a dictatorial regime forbiding all references to reality, the real one. The true link between both versions being the same: cretinizing humans to the benefit of corruption.
*
But what held my attention this morning is something else entirely: for years now, including last night, dreams have streamed by in which I am lost in towns I have known but that have turned into foreign places – including the people I used to know. And this morning, I finally understood the meaning of these dreams, thanks to my head’s insistence that I read the poem by Anna Akhmatova André Markowicz uses as Postcript in L’Appartement (I found the English version that follows on the internet and publish it here as it appears, resisting the temptation to tweak some of the expressions):
There are three ages to memories,
And the first – is just like yesterday.
The soul is under their blissful arch,
And the body basks in their blissful shade.
Laughter has not yet died, tears flow,
The ink blot on the desk has not yet faded –
And, like a seal on the heart, the kiss,
Unique, valedictory, unforgettable …
But this does not long endure.
Already there is no arch overhead, but somewhere
In a remote suburb, a solitary house,
Where it is cold in winter, hot in summer,
Where there are spiders, and dust on everything,
Where ardent letters are decomposing,
Portraits are stealthily changing.
People walk to this house as if to their grave,
And wash their hands with soap – when they return,
And blink away a facile tear
From weary eyes – and breathe out heavy sighs …
But the clock ticks, one springtime is superseded
By another, the sky glows pink,
Names of cities change
And there are no remaining witnesses to the events,
And no one to weep with, no one to remember with.
And slowly the shades withdraw from us,
Shades we no longer call back,
Whose return would be too terrible for us.
And waking one morning we realize that we have forgotten
Even the path to that solitary house,
And, choking with anger and shame,
We run there but (as it happens in dreams),
Everything has changed: the people, the objects, the walls,
And nobody knows us – we are strangers.
We don’t find ourselves there. My God!
And then it is that the bitterness wells up:
We realize that we couldn’t have fit
That past into the boundaries of our life,
And that it is almost as foreign to us
As to our next-door-neighbor,
That those who died we wouldn’t recognize,
And those from whom God separated us
Got along perfectly without us – and even
That everything turned out for the best …
Anna Akmatova Northern Elegies 6