Fatigue

Il serait inutile de la nier. Elle est là, pour moi et pour bien d’autres. Elle se manifeste de façons diverses: il y a ceux et celles, très nombreux, qui ne veulent tout simplement plus en entendre parler (dont certains qui deviennent carrément désagréables si on a le malheur d’évoquer l’Ukraine. « Arrête de nous pourrir la tête avec ça ! Arrête de jouer à l’oiseau de malheur ! Ça te plaît, ou quoi ? ») Il y a ceux et celles dont les déplorations rappellent les choeurs dans les tragédies grecques et que les larmes épuiseront. Ceux et celles que la fatigue gagne à force de tenter d’informer. Avant même de parler de ceux et celles qui vivent et se battent sous le déchaînement constant des missiles qui pourrit même le silence de l’angoisse de l’anticipation du prochain tir.

Il n’empêche. La fatigue fait partie des réactions normales aux surcharges physiques, intellectuelles, émotionnelles, morales. Il faut s’en faire un allié pour le long terme – apprentissage dont on se passerait bien.

Au détour d’une visite sur Facebook, je tombe sur une petite vidéo montrant un giratoire au Kazakhstan affichant fièrement le drapeau du Kazakhstan (normal), entouré de drapeaux …ukrainiens. Et au détour d’une page dans le Bloodlands* de Timothy Snyder, je trouve le rappel des faits expliquant peut-être cet attachement: pendant la grande famine et les purges des années trente, le Kazakhstan fut une des terres de bannissement des ukrainiens que la faim ou les exécutions n’avaient pas éliminés. Ils furent nombreux à y être poursuivis et abattus par la malédiction stalinienne; mais il y eut des survivants aussi. Et des mémoires qui se sont perpétués, qui expliquent peut-être ce refus du Kazakhstan de se plier aux diktats du Kremlin.

Lundi, 29 août 2022. Du passé, on ne peut d’aucune façon faire “table rase”. Ni pour le pire, ni pour le meilleur.

*

La storia non è poi
la devastante ruspa che si dice.
Lascia sottopassaggi, cripte, buche
e nascondigli. C’è chi sopravvive.
La storia è anche benevola: distrugge
quanto più può: se esagerasse, certo
sarebbe meglio, ma la storia è a corto
di notizie, non compie tutte le sue vendette.
La storia gratta il fondo
come una rete a strascico
con qualche strappo e più di un pesce sfugge.
Qualche volta s’incontra l’ectoplasma
d’uno scampato e non sembra particolarmente felice.
Ignora di essere fuori, nessuno glie n’ha parlato.
Gli altri, nel sacco, si credono
più liberi di lui.

Eugenio Montale, Satura

Traduction très approximative de l’italien, pour le sens général :

L’histoire n’est pas

le bélier mécanique qu’ils prétendent.

Elle laisse des souterrains, des cryptes, des trous

et des cachettes. Il y a des survivants.

L’histoire est bienveillante aussi : elle détruit

autant qu’elle peut le faire; elle insisterait davantage, certes,

ça serait mieux, mais l’histoire est limitée

dans ses nouveautés, ne complète pas toutes ses vendettas.

L’histoire racle le fond

comme une seine

et par les déchirures plus d’un poisson s’échappe.

Parfois on croise l’ectoplasme

d’un réchappé et il ne semble pas particulièrement heureux.

Il ne sait pas qu’il est à l’extérieur, personne ne lui a dit.

Les autres, dans la poche, s’imaginent

être plus libres que lui.

Eugenio Montale, Satura extrait, le poème au complet se trouve ici

*

*Timothy Snyder, Bloodlands, Penguin Random House, Vintage edition 2015

*

It would be useless to deny it. It is there, for me and for many others. It manifests itself in different ways: there are those, many, who simply do not want to hear about it (some of them become frankly unpleasant when you happen to mention Ukraine. “Stop rotting our minds with that! Stop palying at the bird of ill omen! You like it, or what?”) There are those whose wailing is reminiscent of the chorus in Greek tragedies and whose tears will exhaust them. Those overcome by fatigue from attempting to inform. This before even mentioning those living and fighting under the constant missiles, corrupting even the silence with the anguish of anticipation of the next shell.

Be that as it may fatigue is part of the normal reactions to physical, intellectual, emotional, moral overload. You have to turn it into an ally for the long term – an apprenticeship we would gladly do without.

During a visit on Facebook, I came across a brief video showing a turnabout in Kazakhstan proudly displaying the flag of Kazakhstan (normal), surrounded by flags of…Ukraine. And while reading Timothy Snyder’s Bloodlands* , I find a factual reminder that may explain this attachment: during the great famine and the purges of the thirties, Kazakhstan was among the lands to which Ukrainians were banished who had not died from starvation or execution. Many of them were pursued and executed by the Stalinist curse; but there were survivors also. And memories that were perpetuated, which may explain this refusal on the part of Kazakhstan to bend to the Kremlin’s diktats.

Monday August 29 2022. Of the past, one can in no way wipe the slate clean. Neither for the worst, nor for the best.

*

La storia non è poi
la devastante ruspa che si dice.
Lascia sottopassaggi, cripte, buche
e nascondigli. C’è chi sopravvive.
La storia è anche benevola: distrugge
quanto più può: se esagerasse, certo
sarebbe meglio, ma la storia è a corto
di notizie, non compie tutte le sue vendette.
La storia gratta il fondo
come una rete a strascico
con qualche strappo e più di un pesce sfugge.
Qualche volta s’incontra l’ectoplasma
d’uno scampato e non sembra particolarmente felice.
Ignora di essere fuori, nessuno glie n’ha parlato.
Gli altri, nel sacco, si credono
più liberi di lui.

Eugenio Montale, Satura

*

Approximate English translation:

History isn’t

the devastating bulldozer they say it is.

It leaves underpasses, crypts, holes

and hiding places. There are survivors.

History’s also benevolent: destroys

as much as it can; overdoing it, yes,

would be better, but history’s short

on novelties, doesn’t carry out all its vendettas.

History scrapes the bottom

like a drag net

with a few rips and more than one fish escapes.

Sometimes you meet the ectoplasm

of an escapee and he doesn’t seem particularly happy.

He doesn’t know he’s outside, nobody told him.

The others, in the bag, think

they’re freer than him.

Eugenio Montale, Satura (excerpt, the full poem is here.)

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