Récits/ Tales

Ah, ces ukrainiens ! Ce qu’ils sont forts, quand même. La jeune femme et son père étaient à un festival “Tradition” à Moscou – festival d’ultra-nationalistes (le genre qui trouve que Poutine n’y va pas assez fort, voyez ?). On imagine aisément le nombre d’ukrainiens qui devaient s’y bousculer. Par le plus malheureux concours de circonstances, les caméras-espions du parking étaient en panne – eh oui, ça peut arriver partout. C’est tout de même bien embêtant car la jeune femme est partie dans la voiture de son papa qui a explosée (la voiture, pas le papa.) Après plusieurs heures de tournicotages pour concocter un mensonge aussi invraisemblable qu’un autre, Moscou accuse Kyiv de cet attentat. Oui, une ukrainienne arrivée en Russie en juillet avec sa fille de 12 ans. Installée à proximité de chez sa future victime, elle aurait assister au festival (…) avant de filer en Lettonie. Ils ont même le numéro de sa plaque d’immatriculation. Qu’est-ce qu’ils sont forts au FSB et sans bénéfice de caméras-espions, rien.

(Oui, on peut se permettre d’en douter.)

Ah, those Ukrainians ! They’re really something else. The young woman and her father were attending a “Tradition” festival in Moscow – an event for ultra-nationalists (the kind who consider Putin isn’t going far enough, you see what I mean?). One can easily imagine the throngs of Ukrainians cramming the premises. By the most unfortunate of circumstances, the spy-cameras in the parking lot were down – yeah, I know, those things happen sometimes. It’s a pain anyway because the young woman left in papa’s car which exploded (the car, not the papa). After many hours of scrambling to knit together a lie just as unbelievable as any other, Moscow accuses Kyiv for this attack. Yes, the work of an Ukrainian woman arrived in Russia in July with her 12 year old daughter. Settled in close to her future victim’s place, she was at the festival (…) before fleeing to Estonia. They even have her license plate number. Man, those FSB types are something else, and without even the benefit of spy cameras.

(Yes, one is allowed to doubt it.)

*

(I came across this while looking for something else in my papers. Written over 22 years ago. It has nothing to do with what’s written above – and I’ve not much of a mind to translating it. But it was an odd experience, reading it again all these years later. And even if the tale is completely imaginary, it strikes me as more real than the yammerings of the FSB.

Pendant ce temps, à la recherche d’un document tout autre, je tombe sur le long chapitre 25 des Contes d’exil. Ecrit il y a plus de 22 ans déjà. Rien à voir, mais ça m’a fait curieux de le relire. Et même complètement imaginaire, le récit me paraît plus réel que les élucubrations du FSB.

CHAPITRE 25

Près du Bosphore, août 1906

 Pavel

Maudit sois-tu,  Yakov Lazarovitch.     

  Ce matin  il est allé au port, comme il le fait de temps en temps. Voir les nouveaux arrivés d’Odessa, cueillir des nouvelles, je ne sais pas vraiment. 

Quand il est revenu, il n’était pas le même.  Il faisait une moue si ridicule que je n’ai pas pu m’empêcher de rire. C’est alors qu’il s’est mis à pleurer.  Des sanglots rauques,  affreux.  

Il s’est mis à parler. Tout de suite, j’ai dit  :« Je ne veux pas savoir ».

Il a raconté quand même.

***

À Odessa, il était équarrisseur. Marié, une femme, deux filles. Juif, oui, mais ni religieux ni pratiquant. « Ma religion, c’était la révolution ». Il l’a répété je ne sais combien de fois. Et aussi : « Bien sûr, on aime sa femme et ses enfants. C’est naturel. Mais mon être était avec mes camarades. Avec eux, je  faisais plus que vivre. Je vivais pour quelque chose. »

Il faisait de l’agitation, de la propagande, je ne sais pas trop. Il m’a raconté : des risques terribles pour distribuer des feuillets à ses compagnons, dans les usines avoisinantes. La plupart ne savait pas lire, c’est lui-même qui le dit ! Pourquoi faire une chose  aussi insensée?  Je crois qu’il n’a pas compris le sens de ma question. « Il le faut. Croire que tout n’est pas foutu d’avance; sinon, à quoi bon vivre? »   

Il n’était pas à Odessa quand ça c’est passé. C’était un jour de congé. Sa femme était inquiète, elle lui a demandé de rester. « La rumeur circulait toujours. Parfois des jours, parfois des semaines à l’avance. La rumeur faisait partie de l’horreur, tu comprends? »  

Elle lui a dit : « Juste cette fois, reste avec nous. » Mais c’était le jour où il se rendait à l’imprimerie clandestine. « Et la rumeur, tu sais… Je lui ai dit qu’on ne pouvait pas arrêter de vivre à cause d’une rumeur. Et je suis parti à…là où était le camarade avec l’imprimerie.»       .

Il était entré la nuit tombée. « Dans tout le quartier, le silence. Un silence tel que je me croyais le seul vivant. » 

Dans l’escalier, il a reconnu l’odeur. Celle de la salle où le shohet saignait des bêtes. « J’ai su tout de suite. Je voulais rebrousser chemin. Ne jamais revenir. Ne jamais voir ça. Mes jambes ont fait le travail pour moi. Et mes yeux. »

Sa femme et ses deux filles, toutes les trois. Écartelées, poignardées, crâne fracassé.  

Il secoua la tête comme un cheval qui tente de chasser des mouches.

Et toujours, cette impression de silence. « Quand j’y pense, peut-être y avait-il des cris mais je ne les ai pas entendus. Seulement après. Je les ai mieux supporté que ce silence.  Combien étions-nous  à contempler nos morts? » 

Après, vint le sale boulot.  Il les a recouvertes et  il a fait comme s’il  manoeuvrait des carcasses.  Il n’y avait pas de cercueils; le charpentier était au nombre des morts. Au cimetière, ils faisaient la file.  Ils attendaient leur tour et prenaient les pelles pour creuser. Le rabbin récitait le Kaddish pour six, sept familles, puis il allait à la rangée suivante et il recommençait. 

  Il avait  tenté de retourner chez-lui. Il avait frotté, tout frotté. Mais seulement de voir la porte,  l’odeur lui  revenait dans les narines. Il était incapable de monter l’escalier.

Il était retourné à son  travail. Le soir il avait tenté de faire  comme les gars qui venaient de la campagne,  et dormir dans la salle de boucherie.   Mais l’odeur des bêtes lui rappelait l’autre.  

 Le dimanche suivant, il était retourné à l’imprimerie chercher le feuillet de la semaine.  L’imprimeur lui avait remis sa pile, sans un mot, sans  un regard. Il l’avait distribué sans l’avoir lu. Puis le soir, il l’avait fait. 

 « Ça parlait…. » Il prit une une longue inspiration…  « Ça  parlait des juifs.  Je  lisais et…je dois dire que moi aussi j’avais tenu le même langage: Le juif profiteur, le juif vendeur de vodka frelaté, l’allié du tsar et du grand capital, tout ça, je l’ai dit.  Mais je ne pensais pas, je veux dire,  quel rapport avec ma femme ? Avec mes filles ? C’était des catégories sociales, tu comprends ? Des catégories sociales. Mais elles, elles n’étaient pas comme ça; et moi non plus. Et les…qu’importe, je lisais et j’ai compris : les mots, Pavel, les mots sont aussi…aussi forts, aussi définitifs qu’une cognée, qu’un couteau de boucher, qu’une scie d’équarrisseur. Aussi puissants. Aussi graves.  Comprends-tu? 

Le lendemain, en travaillant, je fixais mes camarades. Pas un d’entre eux ne s’était approché de moi, tu sais. Pas un. Moi, je les fixais, et dans ma tête il n’y avait que deux questions : « Est-ce toi qui les a violées, Boris ? Toi, Volodia? Toi, Ivan?  Et toi, Chupchik,  est-ce toi qui leur a écrasé la tête avec le poëlon? »  

   Un homme  ne peut pas vivre comme ça.  Alors je suis parti. Je ne sais pas où je vais. »

 « J’y suis pour rien ! Pourquoi  me racontes-tu ça ? »

Il s’est remis à pleurer. « Parce qu’il est là. Chupchik. Il est arrivé dans le port. Il a l’air d’un homme traqué, fichu. Et moi, moi, je suis incapable d’aller vers lui. Il porte l’odeur sur lui. Comprends-tu?

  « Rien! Je ne comprend rien ! Et puis, tu ne me connais pas. Tu me dis que tu es révolutionnaire. Qui te dit que je ne suis pas informateur? Que je ne vais pas te dénoncer ? »   

Il  a secoué la tête. « Toi, un informateur ?» Il m’a fixé. « Le violon entend le violon. La douleur entend la douleur. Et puis, il faut croire…il faut croire à l’être humain, en tout cas à certains d’entre eux.  Sinon, on ne peut plus vivre.  Moi, je veux croire que tu es bon. »

 Maudit  sois-tu, Yakov Lazarovitch.

***

La mémoire est une chose curieuse, Katia : chaque fois que je nous vois ensemble pour la dernière fois, je situe la scène au retour de la clairière. Or, c’est radicalement impossible :  l’accouchement eut lieu en mars, la clairière était certainement  enfouie sous la neige et  le    sentier pour y accéder, impratiquable. Et si le départ précipité de Kolya a suscité autant de curiosité et de commentaires, c’est aussi parce  que le traversier était  encore pris dans la glace. Il a fallu charger son attelage sur un radeau pour lui faire traverser le chenal d’eau libre et gagner la route de Kazan. 

Alors, pourquoi nous vois-je toujours sur le chemin   de la clairière? Je ne sais pas.    En réalité, nous étions sans doute entre le petit salon d’Irina Dimitrievna et le grand salon où tu passais tes journées à broder. 

  Début  mars. Je vais voir Irina Dimitrievna? Je sors de chez-elle? Toujours est-il que je te croise, nous échangeons quelques banalités. 

Et je remarque que ton regard, toujours si  profond, si précis, paraît  délavé. Non. Les mots qui m’ont traversé l’esprit en te voyant  ont été « regard de noyée ». 

Soudain, tu m’as dit:  « Je n’ai pas ta force, Pavel. Ils auront raison de moi. »

Cet aveu me bouleversa, Katioucha.  D’abord, par cette façon que tu avais de dire mon nom.  Toi seul le prononçait ainsi. Quand tu disais « Pavel », je me sentais exister.    

Puis tes mots s’imprimèrent  dans ma conscience: ma force ? Mais de quelle force parlais-tu ?  Moi, je n’ai jamais rien fait d’autre que me taire. Devant toi, devant eux. « Dire sa pensée, c’est mentir… » Tout ça.   

Et puis, ces mots « ils auront raison de moi »; comme une bouteille lancée à la mer.      Peut-être que les événements  des jours suivants colorent mes souvenirs? Je ne crois pas. Plus que les mots eux-mêmes, cette façon de m’ouvrir soudainement la porte sur ton désarroi me fit présager d’un grand malheur.

Mais – la peste sur moi, la peste! Tu avais prononcé mon nom; tu  avais  parlé de ma force. Je voulus être à la hauteur, tu comprends?  Comme un sot, j’ai dit : « Il faut savoir les prendre  ». Comme si moi, pauvre imbécile, je savais comment faire avec les Medvedkov, et toi pas.

Si on pouvait reprendre les mots. Même en les prononçant, je  m’en suis voulu. Mais il était trop tard, n’est-ce pas?   Tu es restée silencieuse un  long moment,  la tête penchée. Tu étais   comme  le merle quand il entend un son et n’en comprend pas encore le sens. Puis tu m’as regardé, l’air perplexe, les yeux aussi nus, aussi désarmés que ceux d’un petit  enfant.  

C’est à ce moment que j’ai pris conscience du fait que nous étions de la même taille, toi et moi.  Curieux, n’est-ce pas? Comment avais-je fait pour l’ignorer pendant toutes ces années? Subitement,  c’était comme un lien additionnel entre nous,  le fait de pouvoir se regarder ainsi à égalité, pour ainsi dire. Et pendant un long moment, je t’ai regardé ouvertement,  avec toute la  sympathie, l’amitié et le désir que ta présence ont toujours fait  sourdre en moi. 

La fatigue avait creusé des cernes sous tes yeux magnifiques.  Ton visage était chiffonné, à la fois celui d’une petite fille fatiguée et d’une femme  blessée. J’aurais voulu le prendre entre mes mains et en lisser longuement, délicatement, toute trace d’épuisement  et d’angoisse.   

Ce que tu vis  sur mon visage, je ne le saurai jamais.  Je voudrais  croire que  mon regard te fut d’un quelconque réconfort; que mon regard fut plus intelligent que mes paroles, plus intelligent que mon silence. 

 Puis tu te détournas en arquant légèrement le dos. Et je repris conscience de l’enfant qui pesait en toi, qui t’entraînait ailleurs, ailleurs, sur des eaux noires et sans retour.  

Le lendemain, les  douleurs débutaient. Mais à quoi sert de penser à tout ça?   

***

Mère dit que l’enfant  souffrait de jaunisse, comme bien des nouveaux-nés.  

Mais  à quoi sert-il  de me dire que ni lui ni toi n’étiez condamnés à mourir ce jour-là? 

  Aux obsèques,  Irina Dimitrievna répétait à tout le monde: «  L’enfant était malade et sa femme trop délicate » . Oui, quel malheur,  n’est-ce pas? « Enfant malade; femme trop délicate ».   

Et tout le monde de compatir, de faire mine de la croire. 

Et personne pour poser les questions qui brûlaient toutes les lèvres : Pourquoi les hommes de la mine ont-ils traversé l’attelage de Kolya sur la rivière, en pleine nuit? Pourquoi n’assiste-t-il pas à l’enterrement de son enfant malade et de sa femme trop délicate? Pourquoi la sage-femme reste-t-elle assise chez-elle, yeux dilatés, bouche ouverte ?  

***

Il serait né d’une blancheur irréprochable….Je me pose sans cesse la question, Katia. Mais à quoi bon? Kolya a cru qu’il était de moi. Il voulait le croire. Il lui a fracassé la tête comme on tue un lapereau.   

Alors, quelle différence, la peau du petit? Et pour toi, quelle différence, les motifs d’un fou?… « Le sang de Katia a couru vers l’enfant »   dit Mère. Exsangue, c’est ça le mot n’est-ce pas?         

***

De quelle force voulais-tu parler, Katia?

Qu’on regarde une boussole ou qu’on ne la regarde pas, l’aiguille est toujours aimantée de la même façon. C’est pareil. L’image est là. Que j’y pense, que je n’y pense pas, elle est là. Je suis assis dans le petit salon d’Irina Dimitrievna. Je fixe les colonnes de chiffres dans son cahier de comptabilité. Les chiffres, il n’y a rien de mieux pour ne pas penser. A toi. Aux   mouvements des femmes dans l’escalier. À Kolya qui grimpe   en hurlant. Qui cogne à grands coups dans ta porte. A Mère qui crie    « Sors de cette chambre! » 

Après, même les chiffres n’ont pas suffi. J’ai fermé les yeux, Katia, j’ai recouvert mes oreilles de mes deux mains. Je ne me suis pas précipité vers toi, je n’ai pas grimpé l’escalier quatre par quatre comme il l’a fait. Je ne me suis pas jeté sur Kolya. Je ne l’ai pas sorti de force de ta chambre. Je ne l’ai pas projeté au sol. Je ne lui ai pas frappé la tête contre le plancher jusqu’à ce qu’il cesse de bouger.  

J’ai fermé les yeux et j’ai recouvert mes oreilles de mes deux mains.

Depuis… oh depuis, je ne cesse de te sauver, n’est-ce pas?  Mais à quoi bon? J’aurai beau m’imaginer  le tuant cent fois, mille fois, il n’y a que cette  seule  fois qui compte. 

Et cette fois-là, j’ai les yeux fermés, et les mains sur les oreilles.   

***

   Quand j’ai trouvé le  corps déchiqueté de Kolya dans la montagne,  j’ai   pensé « enfin, elle est vengée ». Ou peut-être voulais-je dire  « enfin je suis libéré ».

   De toute manière,  j’avais tort.  Si chaque vie est unique, chaque mort l’est aussi, nécessairement. Alors comment une vie pourrait-elle en racheter une autre? Qu’est-ce que la mort    de Kolya change à la tienne? Qu’est-ce qu’elle change  à mes paupières closes, à mes mains collés sur mes oreilles?

Depuis, je ne cesse de le tuer, je ne cesse de te ressusciter.

Moi, le silencieux,  je te parle beaucoup, beaucoup. Et pour rien.     

***

Nous sommes tous les trois dans le petit salon avec  Irina Dimitrievna. Kolya boude, Dieu seul sait à quel sujet cette fois-là. Toi, tu me parles en français : de galaxies, je crois, ou de comètes.  Dans un mouvement d’humeur Irina Dimitrievna t’interromp en disant : « Curieuse époque, où les jeunes filles se permettent des apartés avec des petits hommes jaunes ».

 Je suis demeuré interloqué. Même pas blessé, la chose était trop inattendue; jamais elle n’avait utilisé pareille expression à mon égard.

Ton regard se fixe.  Puis d’une voix égale, tu dis : « Nous parlons  astronomie, ma tante. »

 « Mais quelle différence, ma pauvre enfant! Comme s’il était seyant pour une jeune fille de ton âge de s’entretenir avec  un…»

Je ne saurai jamais si elle voulait répéter « un petit homme jaune », « un serf » ou dire « un domestique ». Elle se tourne vers Kolya, elle lui dit: « Conduis ta cousine au jardin. J’ai des choses à discuter avec Pavel.»  

Et nous parlons. La finition des marteaux laisse à désirer et je ne sais pas quoi d’autre.     

Puis comme je pars,  elle  dis : « Ne te méprends pas sur l’intérêt que je te porte, ni sur  tous les privilèges que je t’accorde. Tu as une fâcheuse tendance à oublier ton rang, surtout avec Katerina Feodorovna.  Si je te garde à mon service, ça n’est pas pour que tu contes fleurette à ma nièce. »

« Je ne… »

«  L’intention transparaît, mon garçon.  Le français, l’astrologie, l’astronomie, tout ça n’est qu’une façon de t’isoler avec elle. »

« Je ne m’isol… »

« Quelle meilleure façon de s’isoler que de parler une langue que personne ne comprend? Ne me prends pas pour une imbécile. Tu contes fleurette à ma nièce, ici même, sous mon nez.   Je te l’interdis formellement. » 

«  …. »

« La tenue de livre, ça s’apprend par n’importe quel singe déluré.  Tu n’es pas irremplaçable dans cette maison. Ne l’oublie pas.

***

 Veux-tu connaître la somme pleine et entière de ma protestation?

 J’ai dit : « Sauf votre respect, Irina Dimitrievna, je n’irai pas en Crimée. »  

J’ai refusé d’aller surveiller la préparation de la maison des nouveaux mariés à Sévastopol.     

Ma force, Katia? Mais de quelle force parlais-tu donc?

***

  Mon nom est Pavel. Le fils de celle qu’ils appelaient Kalmouke et qui ne l’était pas.  Né le 10  octobre 1872 à Zlatovyek,  dans le district de Perm. Mon géniteur : Molotok. Le même que  pour Kolya. Sauf que pour ma mère, le viol eut lieu sur le plancher de l’armoire à balai.  

 Je suis né douze ans après l’abolition officielle du servage. Qu’est-ce que douze ans?     Mère  n’a pas cessé de faire partie des meubles pour autant; et moi non plus.  

Jusqu’à mon départ pour Perm, j’ai dormi dans la cuisine, entre la table et le poële. Mère brossait soigneusement mon veston et l’accrochait dans son armoire. Je pliais mon pantalon sur le tabouret. Et je dormais en chemise sous la table dans la cuisine. Le matin venu, elle repartait le feu et me secouait le pied. Je remettais mon pantalon, ma veste; puis suivant les désirs d’Irina Dimitrievna, j’allais vérifier le travail de l’intendant; compter le nombre d’ arbres abattus, le comparer au nombre de planches à la scierie; me faire insulter par Vitaly; vérifier les entrées et balancer les livres;  écouter ses doléances; ou lui chercher de nouvelles épingles à chapeau à Perm.

Quelle force voulais-tu donc que j’aie, Katia?  Si ce n’est celle d’être attentif à ton moindre souffle? Sans même te regarder,  de savoir quelle était l’expression dans ton regard bleu? 

La force d’échanger avec toi un sourire,  en apparence  distrait, lorsque  Sofia Pavleva,  plutôt que son traditionnel  «quelle heure est-il? Mon Dieu! Déjà  l’heure de se coucher! », se trompait et lançait  « …Mon Dieu! Enfin l’heure de se coucher! » 

La force de découvrir, par la tienne, ma propre captivité? dans tes rêves étouffés,  trouver un nom à mes propres aspirations?  

Partager le silence, avec toi.

« Qui peut exprimer ses soucis?

Comment  être compris  d’autrui?

Narrer sa vie sans la trahir?

Dire sa pensée, c’est mentir.

En l’agitant, on gâte le vin

Abreuve-t-en, et ne dis rien. »

***

  L’amour est une chose curieuse; il s’accommode autant des pleins que des creux, de  dénégation  que de déclaration.   

Sans même l’avoir voulu, sans le moindre signe de connivence ni le moindre geste,  nos deux silences se rencontraient  et se comprenaient. Comme deux petites bêtes de la forêt, nous avions  l’oreille  aux aguets des mêmes signaux; nous étions  sensibles aux mêmes dangers ;    inévitablement, nos pensées  cheminaient  ensemble. 

Notre amour – car c’est bien de cela qu’il s’agissait, il est bien tard pour le reconnaître – notre amour était fait de cette entente souterraine, involontaire. Et dans la lecture attentive, passionnée, que tu faisais d’un livre dont tu ne comprenais pas un mot, je ressentais moi aussi ce besoin absolue d’évasion dans un ailleurs  complet, radical,  où personne, jamais ne pourrait me rejoindre.

Notre entente n’était pas nourrie de longs regards langoureux mais de leur contraire.    Les seuls regards que nous nous échangions  étaient en apparence vides de toute expression. Mais à la façon dont tu détournais  légèrement la tête alors que j’abaissais légèrement la mienne lorsque Sofia Pavleva  nous lisait l’une des ses innombrables  platitudes; à  ta concentration absorbée sur ta broderie lorsqu’Irina Dimitrievna entamait sa tirade préférée (tu te souviens?   « Nous sommes des slaves et des orthodoxes, pas des chimistes allemands! »  etc, etc.) ; à la façon dont    l’approche des pas de Kolya était pour nous – et pour  nous deux seulement – ce qu’est pour le cheval l’annonce  d’un nouvel obstacle à franchir. 

  Le silence était notre habitation commune. Nos mots s’y logeaient, pas le contraire. 

Et je crois que c’est pour ça que Kolya fit part à sa mère de son intention de t’épouser. 

La chose était loufoque. Et d’abord, t’en avait-il même parlé avant de s’en ouvrir à sa mère? Je suis convaincu que non.  T’épouser, c’était une façon de s’approprier notre bien-être et une nouvelle technique pour faire enrager sa mère. Ça ne concernait que lui.    

Question de faire enrager sa mère, son projet fut une franche réussite. Irina Dimitrievna s’étouffait, répétait constamment «C’est inconvenant! Je vous ai élevés ensemble! Ça serait comme épouser ta sœur! »  

Elle se mit à te chercher un parti. Mais comme  elle n’arrivait pas à se résoudre à te constituer une dot convenable, les partis n’affluaient pas. Son frère bien-aimé non plus.

Elle passa ensuite à une autre ligne d’argumentation avec son fils. « Tu es pitoyable, mon pauvre ami.   Regardes-toi :  vingt-quatre ans, et pas  plus d’avenir qu’un vagabond. Ne souris pas comme ça.  Tu crois que la propriété te fera vivre d’elle-même? Tu crois que nous sommes des Ouspensky, peut-être? »    

Ou bien, cruelle : « Pourquoi voudrait-elle de toi? Regardes-toi! Non seulement es-tu laid – oui, laid mon pauvre garçon, et tu ne fais rien pour t’arranger! –   mais tu n’es rien d’autre qu’un pitre et un paresseux.  Comment veux-tu qu’une jeune personne aussi  jolie et intelligente que    Katia s’intéresse à toi? n’est-ce pas Ekaterina Feodorovna que Nikolaï Alexeïevitch  est laid? N’est-ce pas qu’il vous est indifférent? »

Et toi, prise de pitié pour Nikolaï, de répondre : « Oh non, Irina Dimitrievna. »

Alors elle poursuivait, implacable  : « Ah! tu le veux donc pour mari? »

Et toi, mal à l’aise,  de répondre : « Ça  n’est pas ce que j’ai dit, Irina Dimitrievna ».

Pendant ce temps Nikolaï  ricanait, en tirant sur sa bouche lippue;  puis  il allait s’encanailler à Perm avec son cousin, le notaire Féodor  Sergeïvitch.  

C’est au retour d’une de ces beuveries qu’il est entré dans le petit salon. Je revisais les comptes avec sa mère.    Sans tenir compte de ma présence, il  lui a dit : « Je l’épouse ou  je la tue. A toi de décider de son sort, et du mien.  » Le calme avec lequel il le dit était bien plus effrayant que toutes les crises de rage auxquelles il nous avait habitués. Irina Dimitrievna me dit : « Laisse-nous, Pavel ». Je sus alors que ton sort était scellé.

Ce fut la noce la plus triste, la plus étriquée qu’on puisse imaginer. Tout le monde avait l’air contraint, sauf le marié dont l’ air triomphant avait quelque chose d’obscène    .    

Quand le personnel s’est approché pour t’offrir ses vœux tu m’as dit, en regardant ailleurs : « Peut-être Dieu m’a-t-il placée à Zlatovyek pour sauver  Nikolaï de lui-même… »  

Mais dis-moi, Katia : pourquoi voulions-nous  tous « sauver Nikolaï de lui-même » au péril de nos propres vies? Et depuis quand croyais-tu en Dieu?

Je t’ai offert tous mes vœux de bonheur.

Comment puis-je prétendre que je t’aimais?

Je le comprend maintenant : m’envoyer en Crimée, c’était m’éloigner, m’éviter la farce sinistre de ce mariage.  Ou peut-être Irina Dimitrievna craignait-elle une esclandre de ma part? Ça semble impensable, mais peut-être m’en croyait-elle capable? Si c’est le cas, c’était me faire plus d’honneur que je n’en mérite.

Je vous revois au retour de Sévastopol. Le sourire à la fois avantageux et contraint de Kolya. Son affectation  à t’appeler  Ekaterina Feodorovna. Ses poses de patriarche, le  pouce enfoncé dans la pochette de sa montre, appuyé nonchalammant sur le piano. Le ton hargneux qu’il avait  avec toi.    

  Et toi qui brodait, dans un silence dur, lisse, compact. Tu t’adressais à lui avec une formalité distante.   En octobre, il partit pour Perm et y resta pendant plusieurs semaines. Puis il cessa d’aller à Perm et se mit à boire sans retenue à la maison. Chaque succès annoncé d’un homme plus jeune que lui le plongeait dans une humeur sombre.

 Tu te mis à crocheter des petits bonnets de nourrisson. Ta grossesse  ne fit qu’accentuer sa mauvaise humeur. « Voilà donc tout ce que j’aurai réussi à faire » dit-il un jour en désignant grossièrement du menton ton ventre arrondi , « ce que le premier moujik venu peut réussir aussi bien que moi ».

 Ou alors: « Père », disaitt-il. « Et encore. La paternité est une vue de l’esprit, n’est-ce pas?  » 

 Ni Irina Dimitrievna, ni Sofia Pavleva  – et encore moins ma mère – ne semblaient se formaliser de vos rapports difficiles. L’une veuve, la seconde vieille fille  et la troisième engrossée contre son gré, elles  n’avaient guère d’illusions  sur les joies du mariage. Elles ne prêtaient aucune attention à ton regard de bête captive.

Ou peut-être  leur semblait-il  normal pour une jeune épousée.   

*

CHAPITRE 9 – Les sept collines

Sur les rives du Bosphore, août 1906

 Pavel

Yakov Lazarovitch   dit qu’ils appellent Constantinople « la ville des sept collines ».   J’ai toujours pensé que c’était Kazan qu’on appelait ainsi. Kolya avait même écrit un poème, un jour  :  « ville aux sept collines, ô Kazan… ». J’oublie la suite.  

À bien y penser, c’est ainsi qu’ils appelaient la Rome antique aussi. Un chiffre magique, peut-être.  Sept collines, sept jours de la semaine…   Mère, elle, parlait  des « sept directions » : l’est, le sud, l’ouest, le nord, le haut, le bas et le centre.

***

Au grenier, c’était les « sept collines de Sacha »; non, les « sept voyages de Sacha. » C’est Kolya qui les avait baptisé ainsi.  En fait, ce qu’il avait dit, c’était : « les sept voyages de mon père ».

Sept monceaux d’objets disparates. Comme si on avait déversé sept tombereaux sans même les trier.  À vrai dire, à force de les piétiner et de les fouiller, les sept  « collines » se confondaient de plus en plus.

  Kolya fut le premier à y opérer des  razzia.  Il en  rapportait des objets  bizarres : un poignard  à la lame  gravée, zigzaguante comme l’éclair;   un casque en fer, couvert de clochettes et de petites bêtes en métal suspendus à des chaînes; ça faisait un vacarme étourdissant quand on le mettait sur sa tête.  Il ne le porta qu’une fois devant Mère.  Elle  lui fit une de ses colères aussi rares que spectaculaires et lui confisqua le casque. 

 L’objet le plus étrange, il me le montra en cachette : sous une cloche de verre, une main.  Une main véritable, pas plus grande que celle d’un enfant. La peau était jaunie et sèche comme du papier. L’os du poignet était enchâssé dans une monture d’or travaillée et les ongles remplacés par du nacre ou de l’or, je ne me souviens plus. Les souris avaient réussi à s’y attaquer; on voyait la ciselure de leurs petites dents sur ce qui avait été le gras du pouce. Kolya voulait te faire sursauter en te montrant  brusquement cette chose. Pour l’en décourager je lui dis « tu connais Katia, elle va demander à voir plus en détail. » A-t-il quand même essayé de te faire peur? En tout cas, il ne s’en est jamais vanté.   

***

Irina Dimitrievna ne  montait jamais au grenier. Conséquemment,  les filles de ménage n’y allaient que pour y entreposer les draps à laver. Au printemps, elles montaient aérer; à l’automne, elles y chassaient les mouches agglutinées pour l’hiver. Elles en sortaient de pleines bassines et les faisaient brûler dans la cour.  Elles disaient que le grenier puait la souris, ce en quoi elles avaient bien raison.    

Mais en été, l’odeur des souris n’en était qu’une parmi toutes les émanations étranges de la pièce; et pénétrant par les lucarnes ouvertes, s’y  mêlaient  des senteurs de pins, de fougères et de sous-bois. Installés à hauteur des branches, nous avions l’impression d’ un navire voguant dans un univers  de verdure.

C’était notre  refuge.  En fait, toi et moi avions été acceptés lorsque Kolya avait décidé d’entreprendre la fouille systématique des « sept collines ». 

   Le maître explorateur disait: « Katia! Fouilles la colline du nord! Toi! la colline de l’ouest! ».  Nous avions mission de lui apporter les objets les plus intéressants dont il faisait l’examen avant de se les approprier.

Nous trouvions de tout : des tapis et des peaux de bêtes fabuleuses; des plumes; des échantillons  de minéraux;  des vêtements brodés; des plateaux de cuivre incrustés d’argent; des 

objets en ivoire, dont une série de trois boules sculptées  – un singe dans une cage qui tentait de s’emparer d’un objet inconnu; des petits personnages japonais, dans des poses plus obscènes les uns que les autres ; des ossements monstrueux et sans âge; des coquillages.  Et des monceaux  de livres : atlas, revues, traités de minéralogie, traités militaires, romans,  manuscrits…     

C’est Kolya qui fit la remarque. Il regardait les sept collines et il dit : « les sept voyages de mon père ». En parlant d’Alexeï Pavlevitch, il disait toujours « mon père ». « Mon père a fait ceci, mon père a fait cela » . Tu te souviens? Les gens de maison riaient en l’entendant. Nous  n’en faisionq aucun cas. De toute façon, tous les trois, nous avions des notions assez confuses en matière de paternité. 

***

Cette fois-là, Kolya  avait décidé que tu devais fouiller la colline du sud. Tu en avais retiré différentes choses, je ne me souviens pas bien, et un livre qui paraissait très vieux. Kolya avait regardé le tout, sans grand intérêt. Au moment de redescendre tu avais pris le livre avec toi. Kolya avait protesté : le livre lui appartenait. Tu avais répliqué assez vivement : « Tu as dit que tu n’en voulais pas. Il est à moi. »

Kolya ne l’entendait pas ainsi. Il voulait que tu lui rendes le livre. Tu refusais. Il s’était mis à  te frapper, te tirer les cheveux,  pour te faire lâcher prise. Toi, roulée en boule sur le livre,  tu tenais bon .   

Furieux,  je l’avais bousculé en criant   «  Lâches-la! On ne frappe pas une fille! Tu ne savais même pas qu’il était là, ce livre.  Elle te l’a montré et tu n’en as pas voulu! Qu’est-ce que ça peut bien te faire? »

«Il est  à mon père! Il est à moi!»

« Alexeï Pavlevitch n’était   pas ton père! C’est Molotok, ton père! Molotok! Tout le monde sait ça! Molotok!Comme  moi! Comme tout le monde à Zlatovyek!»

Il t’avais lâchée et m’avait empoigné  si brutalement qu’il avait réussi à me renverser. Pourtant, à  l’époque, j’étais plus grand que lui; plus fort aussi. Mais j’ai bien cru qu’il allait me tuer.  Il me tenait à la gorge et me frappait la tête au plancher.   Il avait fallu que tu lui mordes le nez jusqu’au sang pour lui faire lâcher prise. Il en avait oublié  le livre. Mais pas toi; tu l’avais emporté comme  un butin précieux.

Ce fut bien la seule fois où Kolya  mentit  en ta faveur. Il prétendit  que le roquet  de Sofia Pavleva l’avait mordu. Il souffrit même en silence  la punition qui en découla pour avoir agacé la bête. Pourtant, il  n’avait pas l’habitude de se priver du plaisir de nous accuser, à tort ou à raison.

 Je crois qu’il avait préféré cette punition au risque de se faire confirmer la vérité que je lui avais assénée.   

***

« Les sept voyages de Sacha. » Il avait sans doute raison.   Quand j’y pense, le contenu de chaque pile était différent. Un fouillis, dans tous les cas, mais au contenu  différent, même si, avec le temps, tout s’est plus ou moins confondu. Nous sortions des tapis, nous en faisions des tentes ou nous les empilions pour en faire des divans.  Nous construisions des murs de livres. Avec la permission de Kolya, nous choisissions des objets pour décorer notre « pièce ».    Nous nous racontions  des histoires à leur sujet.  

 Et nous lisions. De tout.   

Toi, tu  te concentrais sur « ton » livre.  Au début nous avons pensé qu’il était écrit en français. C’était le même alphabet mais nous avions beau vérifier le dictionnaire, les mots ne voulaient rien dire.   Pour un temps, je voulus bien t’aider mais je m’en suis  lassé assez  rapidement.

Toi,  tu t’acharnais à découvrir  le sens de ces mots inconnus. Tu récitais même des passages appris par cœur . Kolya se moquait de toi. « Mais, Katia…sais-tu ce que ça veut dire? »   Et tu lui répondais : « Mais qu’est-ce  que ça peut faire puisque c’est beau? »  Et tu continuais à  errer à travers ces pages, en petite fourmi têtue.  

À la fin de l’été, tu récitais. Ça ne ressemblait à rien. Kolya riait.  Mais toi, tu t’assoyais,  l’air à la fois sage et avide; tu ouvrais le livre et tu reprenais inlassablement «3   Tu mis plus d’un mois à traverser les vingt-sept premiers vers que comptait la première page. Et de pages, ce livre, il  en a plusieurs centaines  !

    Tu progressais  ainsi à raison de  six ou sept  nouveaux vers par semaine sans te décourager, malgré les pitreries de Kolya. Pour la suite, je ne sais pas. À la fin de l’été, j’ai repris le chemin de Perm, Kolya, celui de Kazan.  Tu es restée prisonnière de Zlatovyek.   

Moi, je me plongeais  dans l’atlas céleste d’un certain Johan Elert Bode. On y voyait des monstres et des bêtes célestes fabuleuses que je m’efforçais de reconnaître par la lucarne, sans jamais y parvenir. Quand j’en avais assez, je passais à la minéralogie et à la poésie.

Kolya, pique-assiette incorrigible, fouillait  dans tout, lisait quelques lignes. Ou alors,    insistait pour nous lire à voix haute des extraits du Contemporain. 

Le Contemporain!  Ah! si   Irina Dimitrievna avait su! Elle qui avait cessé de lire L’Abeille du Nord  quand le chef de police, en visite, l’avait regardé d’un air soupçonneux et   avait demandé : « Vous lisez, Irina Dimitrievna? »   Non pas « Vous lisez l’Abeille du nord? » mais « Vous lisez? » tout court.  Irina Dimitrievna  avait annulé  son abonnement.

Pendant qu’elle recevait  le chef de police dans le petit salon bleu; pendant qu’elle ouvrait la petite cassette, nous, nous écoutions Kolya  nous lire tantôt ceci, tantôt cela. Tu écoutais et puis,  doucement, patiemment, tu  retournais engranger des vers dans une langue inconnue. Mais qu’y avait-il  donc  dans  leur sonorité pour  toucher à ce point une petite bâtarde de douze ans,  née à Kazan des amours du frère de la Dimitrievna, et élevée au fond de l’Oural?

***

Je regarde le livre, sa belle couverture en cuir d’agneau,  douce, d’un blond mielleux.  Mais il est  lourd, et les caractères en sont  petits et difficiles à lire. Nous n’avons jamais réussi à nous entendre sur ce caractère qui ressemble à un grand f, tu te souviens? Tu prononçais   « filva »; « noftra ». Non, vraiment. Qu’y voyais-tu, Katia? Qu’y trouvais-tu?

Pour moi, ce livre n’a d’intérêt qu’à cause de toi.  Mais s’acharner à lire une langue  qu’on ne comprend  pas?  De toute autre personne que toi,  j’aurais dit  que la chose  était  insensée.

***

C’est pendant l’été de la faim que nous passâmes le plus de temps dans  notre  cabinet de lecture.

Kolya était comme une bête en cage. Tu lui disais « bouges moins;  lis, tu verras ça fait passer la faim ». De toute évidence la technique ne lui convenait pas.

Il allait vers ses  dix-sept ans.  L’âge où l’estomac n’a pas de fond. La nourriture qu’il avalait ne servait qu’à attiser son besoin de manger. Il en pleurait de rage.

Moi, je suivais  plus ou moins ton conseil.  Dès qu’Irina Dimitrievna me donnait congé de comptabilité, je bougeais peu et je lisais beaucoup. Et je consommais des bols et des bols de cette tisane fadasse que préparait  Mère. 

C’est une chose curieuse, la faim :   la plupart  des  autres sensations finissent par s’estomper; la faim, non. Elle envahit tout.  On peut avoir faim à en ressentir la nausée. Faim à en vouloir vomir. 

Ça avait été  le printemps de la choucroute. Puis de la soupe à la choucroute. Nous en étions au  bouillon au jus de choucroute et aux orties.

Tromper la faim. Passer outre. Était-ce à cela que te servait ta lecture  inexplicable?

***

C’est moi qui remit « Le rêve d’un homme ridicule » à Kolya. Les  trois premières phrases m’avaient fait rire : « Je suis une personne ridicule. Maintenant  ils disent de moi que je suis un fou. Il s’agirait là d’une promotion si ce n’était que je demeure tout aussi ridicule à leurs yeux qu’avant. ». J’allais m’installer pour le lire quand je vis les  soulignés et les notes à l’encre. « Tiens, celui-là,  Alexeï Pavlevitch l’a annoté » ai-je dit à Kolya. Il s’en est emparé comme s’il s’agissait d’une lettre, à lui adressée  par Sacha.

***

Ah oui, j’ai faim. Galettes brûlées et eau depuis deux semaines. Avant ça, poisson grillé  et eau avec les montreurs d’ours. Léger, tout ça.

Curieux quand même, tout sert dans la vie; même les choses qui nous paraissent les plus inutiles au départ. Tu voulais que l’ours apprenne à valse, Kolya. « Il n’est pas un  ours de tzigane :  je veux qu’il valse! »  Oui, Kolya, ce que tu veux, Kolya. J’ai appris à faire valser   un ours. Ici, cela m’aura valu du poisson grillé et des cigarettes pendant une semaine. 

Et… tiens,  Yakov Lazarovitch, encore?  Parfois, j’ai l’impression qu’il me poursuit.   

***

Et nous voici garçons d’écurie. Yakov Lazarovitch m’a demandé « sais-tu t’occuper des chevaux ». J’ai répondu qu’évidemment, je savais. « Alors, j’ai trouvé la bonne affaire. »  

Et c’est vrai : quand on vit jour après jour dans la bonne odeur du pain sans manger, la bonne affaire, c’est de vivre dans la bonne odeur des chevaux en mangeant de la soupe.   

Yakov Lazarovitch, pourquoi m’aides-tu? Déjà à la carrière, tu  t’arrangeais pour te placer près de moi, tu cassais les plus grosses pierres, tu me laissais ramasser les morceaux. Pourquoi?   

Qu’importe. Il sait faire une soupe fameuse. Et il a enjôlé la cuisinière : elle lui donne du pain à peine rassis et pas du tout brûlé. On trempe dans la soupe. Délicieux.  

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