“Concours de circonstances”

Franchement, certains des commentaires sur facebook sont une telle perte de temps que j’en viens à regretter de le consulter; au départ, c’était uniquement pour accéder aux commentaires d’André Markowicz et puis, on rajoute un ‘nami’ puis un autre ‘nami’ et en un rien de temps, on est inondé de trucs, parfois intéressants, mais souvent nuls.

Bref, je reprends mes révisions – et notamment sur un écrit qui s’appellera peut-être “Concours de circonstances” (il s’agit de brefs aperçus sur des vies fictives qui débutent comme suit:

Concours de circonstances

par Maria Damcheva

Ils me font bien rire, les célébrités et les vedettes qui racontent leur vie comme s’ils étaient prédestinés à la gloire, ou encore, comme s’ils avaient gravi, seuls, le dur chemin menant au but de leur existence.

Que tout ça n’ait été que concours de circonstances, comme on dit, il ne saurait en être question. Pensez donc : leur réussite est là pour le prouver à tout le monde: ils sont les meilleurs et l’étaient déjà au moment où le cent trente-deuxième millième spermatozoïde dans la giclée s’est introduit dans l’ovule traînassant dans la trompe de fallope  – et bim et bam, en route pour la gloire !

Alors, je dis tout de go qu’à part cette rencontre initiale dans une trompe fallopienne maternelle, mon récit de vie n’aurait rien d’aussi grandiose. Le Concours des circonstances étant celui auquel je suis une loyale et fidèle abonnée depuis toujours. Le seul qui explique ce que moi, ou les autres, on peut bien foutre dans ce coin de pays, ni plus beau ni plus laid qu’un autre, à faire comme s’il ne s’agissait que d’un arrêt temporaire dans notre course du « Que le Meilleur Gagne ! » 

Et vraiment, si je n’avais pas quitté mon mec sur un coup de tête; et si mon entrevue d’embauche n’avait pas foiré de façon aussi mirlifique, jamais je ne me serais retrouvée coincée ici à me demander où se trouve le reste de mon histoire – ou le chemin pour  continuer ce que j’avais commencé.

Mais dans mon cas, les conditions du concours semblent toujours inclure une forme quelconque de dépannage. Il s’est trouvé qu’en cherchant à retrouver la gare routière, j’ai croisé quelqu’un près de la rivière et que cette personne était porteuse de deux possibilités: la première, de logement et la seconde, de boulot.

Pour l’heure, je suis donc en sous-location dans l’appartement 26 au 34 rue des Arcades et je garnis les rayons au supermarché lo-cost local. Mes fans n’arriveront pas à y croire quand je publierai mon autobiographie qui se vendra à cent millions d’exemplaires.

Sous-locataire donc, je le suis chez de fervents admirateurs d’hindouïsme et de bouddhisme tantrique, au vu des affiches sur les murs et des lectures disponibles dans leur appart’ sans télé. Les premiers jours, certains  des résidents se sont enquis de mon identité; maintenant, de sous leur masque sanitaire, ils me saluent parfois d’un bref signe de tête.

J’ai d’abord cru que l’appartement 24 était inoccupé, jusqu’au jour où la porte s’ouvrit au moment où je sortais du 26, pour se refermer aussitôt. La même chose se reproduisant à quelques reprises, je m’enquis auprès de Dotty  (la personne croisée au bord de la rivière) au sujet du ou de la locataire du 24, annoncé sur la boîte aux lettres comme étant un certain Konrad Schwartz.

« Inconnu au bataillon, ce monsieur, » me dit-elle. « Ça fait trois ans que j’habite l’immeuble et la seule personne que j’aie entre-aperçu un jour était une femme qui a poussé des cris de souris en m’apercevant et s’est précipité vers l’escalier de service. »

« Ah bon ? Jeune ? Vieille ? « 

« Je l’ai à peine aperçue, mais j’ai eu l’impression de voir une vieille fillette. Elle portait une jupe plissée presque à mi-mollet, comme celles des années cinquante, un chemisier vert à l’aspect défraîchi, et des bottes de pluie. Je te signale qu’il faisait un soleil radieux. » 

Je dus soulever un sourcil, parce qu’elle ajouta: « Oui, et ce qui est bizarre quand même, c’est qu’on ne la voit jamais faire des courses ou se promener. À croire qu’elle se nourrit de l’air du temps. » 

« Et personne ne s’est inquiété à son sujet ? »  

« S’inquiéter…Si, j’ai tenté de frapper, à quelques reprises. J’entendais bien qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur qui se collait contre la porte, mais j’ai eu beau lui dire que je venais simplement prendre de ses nouvelles, elle n’a jamais daigné ouvrir. Alors… »

Alors : 34 rue des Arcades, Appartement 24

 « L’Invisible »

Alors la chose m’intrigua d’autant et,  un jour, je glissai un mot dans la boîte aux lettres de « Konrad Schwartz », mentionnant simplement que j’étais la sous-locataire temporaire au 26 et que je me faisais du souci, vu l’épidémie qui sévissait, et que j’apprécierais un mot me donnant de ses nouvelles dans la boîte aux lettres du 26.  

Quelques jours plus tard, la ’vieille fillette’ se manifesta par un bout de papier glissé sous ma porte. Il était signé « L’Invisible » et comportait une citation :

Comme dit le diable à Ivan Karamazov: « Tout être humain apprendra qu’il est totalement mortel, sans résurrection, et il accueillera la mort fièrement et calmement comme un dieu » –  Fédor Dostoïevski

L’Invisible

Eh ben, me dis-je, ça nage dans l’allégresse, tout ça.  Et comme je n’ai jamais lu de Dostoïevski, j’ai d’abord pensé que «L’Invisible » était le titre d’un de ses romans.

Par la suite, j’ai découvert que c’était ainsi que « la vieille fillette » se décrivait elle-même.  Mais sur le coup, je lus et relus le message, sans comprendre ce que je devais en tirer. J’observai le papier – une demi-page jaunie et cassante, tirée d’un vieux cahier d’écolier des années mil neuf cent tranquille.

*

et ainsi de suite. (En espérant que les orages annoncés pour ce soir rafraîchiront l’air quand même un peu.)

(il n’y a pas eu d’orage; mais l’air est meilleur ce matin.)

*

Il était tout de même intéressant de constater qu’elle avait ouvert la boîte aux lettres à l’entrée. Il lui arrivait donc de circuler dans l’immeuble. Mais si elle  se promenait uniquement de nuit, je ne voyais pas comment elle pouvait faire ses courses.  Dans « la petite ville de H… », tous les commerces fermaient à 19h et depuis la pandémie, la plupart des commerces de proximité étaient interdits. 

Son deuxième message, glissé sous ma porte, lui aussi -me donna du fil à retordre parce qu’il était en allemand – langue dont je ne connais que trois mots – gezundheit, schnell et auf wiedersehn.

À la disposition du texte, on comprenait qu’il s’agissait d’un poème:

Will ich in mein Keller gehn,

Will mein Weinlein zapfen:

Steht ein bucklicht Männlein da,

Tät mir’n, Krug wegschnappen.

Will ich in mein Küchel gehn,

Will mein Süpplein Hochen ; 

Steht ein bucklicht Männlein da ;

Hat mein Töpflein brochen.

Je descendis chez Dotty. « On peut voir ce que ça donnerait avec un traducteur », me dit-elle, en allumant son ordinateur.

Ça donnait: 

Je veux aller dans ma cave,

Je veux tirer mon petit vin :

Un petit  bossu se tient là

Il m’arrachera ma cruche.

Je veux aller dans ma cuisine,

Je veux faire ma petite soupe :

Un petit bossu est là

Il brisera mon pot

On s’est regardées, toutes les deux.

« Euh…dit Dotty enfin, « je crois qu’elle n’a pas toute sa tête. »

« Sans doute…mais c’est peut-être un genre d’appel au secours, non? Le fait qu’elle me glisse ce message sous ma porte… Il était bossu, ce Konrad Schwartz ? »

« Aucune idée. »

Je griffonnai un nouveau message et le posai dans la boîte aux lettres : « Je suis désolée mais je ne comprends pas l’allemand. Si je peux vous être utile, il faudrait me l’écrire en français. Votre voisine du 26.  (Mon nom est Maria Damcheva).»

Il s’ensuivit un silence d’environ deux semaines. Puis, avec la même technique du message glissé sous la porte, ceci :

Liebes Kindlein, ach, ich bitt,

Bet fürs bucklicht Männlein mit.

Que Dotty me traduisit par :

Ah cher enfant je t’en prie

Prie pour le petit bossu aussi

J’en fus sérieusement affectée. Mon imagination partit en fusée. Qu’y avait-il et que se passait-il derrière la porte du 24 ?

Et puis un soir, n’y tenant plus, j’allai frapper doucement à sa porte.  J’entendis les bruits de pas. Je dis: ’C’est moi, Maria, votre voisine du 26. Je m’inquiète à votre sujet. » Je ne sais pas pourquoi, j’ajoutai: « et au sujet du petit bossu aussi. »

Le silence se prolongea puis, après des bruits de serrures,  la porte s’entrouvrit sur sa chaîne. Un oeil me fixa longuement. « Vous êtes bien jeune, » dit-elle finalement.

« Je…trente-six ans, c’est jeune sans plus l’être vraiment. Je m’appelle Maria. Maria Damcheva. »

L’oeil s’arrondit jusqu’à ressembler à celui d’une chouette. « Vous venez de là-bas ? »

« De là…non, je suis née ici. Je porte le nom de ma mère. »

Elle sembla réfléchir. « Et vous voulez entrer ici, c’est ça ? »

« Je…non…oui… enfin, je ne tiens pas à entrer, je veux juste m’assurer que vous allez bien, que vous n’avez besoin de rien…je… »

L’oeil se fit très ironique. « Oui, bien sûr. Vous n’avez aucunes visées sur…(elle dit quelque chose qui ressemblait à handbouche dasvaïseurkind). »

« Pardon ? Sur … Ah, c’est de l’allemand ? »

« C’est le chef d’oeuvre de Konrad Shwartz. »

« Ah, je ne l’ai jamais lu, il est… »

Un rire désagréable. « Evidemment. Je n’ai pas encore terminé les révisions et si on vient constamment me déranger, je n’y arriverai jamais. »

« Ah, je vois… Vous pouvez me répéter le titre ? »

Longue hésitation. « En français, cela veut dire ’Manuel de l’orphelin’. C’est la somme de tous les savoirs. Bonne nuit, madame. »

La somme de tous les savoirs. Rien de moins. C’est sûr qu’une femme travaillant là-dessus n’avait pas de temps à perdre en papotages, me dis-je en traversant le corridor.

Et pourtant, les notes se mirent à affluer sous ma porte. Des bibliographies. Des citations. Le tout en allemand. Je laissais de brefs ’bien reçu, merci’ dans sa boîte aux lettres. Mais, franchement, même si j’avais pu le trouver,  je n’aurais pas su quoi faire de l’édition de 1928 d’un truc intitulé Ursprung des deutschen Trauerspiels. (Que L’Invisible avait accompagné du commentaire en français: hautement recommandé.)

Et puis, le dimanche 4 avril, au lendemain de l’annonce d’un couvre-feu à 19h partout en France, le message suivant sous ma porte: « Vous pouvez venir à 13h, masquée, et après vous être bien désinfectée. L’Invisible. »

À treize heures pile, je traversai le corridor  en diagonale et frappai à sa porte. Bruits de serrures (trois), coup d’oeil par la porte entrouverte avant de retirer la chaîne et de me laisser entrer. Elle recula aussitôt. « Nous maintiendrons la distance imposée et je vous prierais de vous asseoir sur la chaise que j’ai tirée de la cuisine, et de n’en pas bouger.  Je ne sais pas comment désinfecter les fauteuils rembourrés, » ajouta-t-elle en guise d’explication. Son masque lui faisait un curieux bec de canard.

Quant aux fauteuils, ils montraient des signes d’usure avancée, comme le divan d’ailleurs, sur lequel étaient posés un oreiller et une couverture repliée. Elle suivit mon regard. « La chambre est le bureau de travail de papi, » dit-elle.

« Ah…votre…il habite toujours ici ? »

« Evidemment! » dit-elle d’un ton péremptoire comme si la chose allait de soi.

« Et il ne sort jamais prendre un peu l’air? »

Elle me décocha un regard  goguenard. « Vous êtes bien curieuse! »

« C’est normal, non ? De s’intéresser à ses voisins ? »

« Pas du tout! » trancha-t-elle du même ton sec que le précédent. « Au contraire, c’est très malséant. »

J’eu l’impression que, du coup,’elle s’apprêtait à me signifier mon congé quand, de ce que je pouvais en deviner malgré le masque, son expression se modifia pour être remplacé par un profond embarras. Ses yeux voletèrent à travers la pièce.

Du coup, les miens en firent autant. Tout était d’une propreté et d’une usure  évidentes, y compris le tapis dont la trame apparaissait à divers endroits. Une porte s’ouvrait sur « le bureau de papi », une autre sur la cuisine. Les wc devaient se trouver derrière la cuisine, comme ’chez-moi’.

Aux murs: la photo encadrée d’un homme et d’une femme aux allures de couple des années 20 ou 30 et un sous-verre d’une reproduction d’un tableau d’exécution médiocre, montrant un étang sous un clair de lune. Je ne décelais aucune présence vivante dans la « chambre du papi ».

« L’invisible » toussota et dit d’une voix éteinte: « Je ne vous offre rien à boire. Avec toutes leurs histoires, ils nous compliquent bien l’existence. »

« Ça oui. Je travaille au supermarché discount, je pourrais vous en parler pendant des heures ! Et puis, comment comprendre qu’ils interdisent le marché en plein air,  les commerces de proximité, mais les supermarchés demeurent ouverts ? Personnellement, ça m’arrange, question salaire, mais… »

« Justement, pour le marché… »

Et  c’est alors que j’appris qu’elle s’y rendait de temps en temps, très tôt les dimanches matins pendant que les marchands installaient leurs étals et que là, malheureusement… Evidemment, j’offris de lui rapporter du supermarché ce dont elle avait besoin. Intimidée, elle demanda si on y trouvait de l’avoine.

« Des flocons d’avoine ? Mais oui. Autre chose ? »

Un peu de yaourt nature serait le bienvenu. Et quelques carottes, quoiqu’elles étaient sans doute traitées…

« Quelques fruits aussi ? »

« Ah non! » Du coup, elle en retrouva son ton péremptoire. « Vous en mangez, vous ? »

« Euh, oui, c’est plein de vitamines,  c’est… »

« Ça fermente dans l’estomac ! Pire que de boire de l’alcool non dilué ! Ma pauvre enfant, vous vous empoisonnez, vous ne vivrez jamais jusqu’à mon âge, ça, je peux le dire. »

« Sans indiscrétion, vous avez… »

« Quatre-vingt sept ans en mai. Et je n’ai aucune intention de mourir avant d’avoir mener à terme la mission que m’a confiée papi avant de… »

Elle s’interrompit brutalement. « Il est toujours ici. La substance immortelle de lui-même. » Elle hésita. « Si vous promettez de rester à l’extérieur de la pièce et de ne rien toucher… »

Elle se leva avec difficulté. C’est alors que je remarquai les chaussons bizarres qu’elle avait aux pieds: tricotés main en laine verte et jaune et imitant une bottine lacée qui remontait sous sa jupe plissée tombant presque à mi-mollet. N’eut été de ces chaussons, avec sa tête d’oisillon déplumé, son cardigan gris et son chemisier bleu pâle, elle avait l’allure d’une nonne défroquée. Elle se dirigea vers « le bureau de papi » – ce qui correspondait à la chambre à coucher dans l’ appart que j’occupais. 

Je la suivis jusqu’à la porte.  Elle pénétra dans la pièce et se fraya un chemin vers le secrétaire encombré, entre plusieurs piles de papier. Se retourna vers moi, désigna le tout et  tandis que je lisais le titre , elle dit: « Handbuch Das Wairenkind. C’est l’oeuvre de toute sa vie.  Je collige encore, vous voyez. »

Je ne sus pas quoi dire. Le secrétaire était surchargé de piles instables, mêlant papiers, livres, vieux mouchoirs, cailloux divers, une loupe, des bouteilles d’encre… Je promis de lui rapporter quelques provisions. De la poche du cardigan gris, elle retira d’abord un mouchoir puis un billet de 5 euro (pelucheux, comme s’il avait été inclus accidentellement dans une lessive. ) « N’oubliez pas de me rendre la monnaie avec le ticket de caisse, » me dit-elle. Nous nous quittâmes sur ces paroles débordantes de chaleur humaine.

Affirmer que l’Invisible mangeait peu serait le sous-entendu du siècle.  Les flocons d’avoine lui servait de gruau agrémenté de yaourt, formant une sorte de soupe visqueuse ’agrémentée’ de carottes bouillies. Quant elle ne buvait pas son ’lait d’avoine’ fait maison, elle consommait  tout simplement l’eau du robinet  ’pas plus toxique que celle en bouteilles plastique’. Elle me régla ensuite ces achats avec ce qui semblait être une réserve inépuisable de pièces de 2, de 5 et de 10 centimes qu’elle tirait d’une ancienne boîte en fer blanc des « bons biscuits de Fabis ». Sur le mois et demi que dura notre relation, à ma connaissance, elle consomma  trois boîtes de 500 g de flocons d’avoine, douze godets de yaourt et une vingtaine de carottes.

J’en éprouvais des fringales de friandises et de plats cuisinés.

J’appris tout de même que « le petit bossu » était le personnage d’un conte populaire allemand qui avait beaucoup impressionné son papi, comme elle l’appelait. Qui lui était fort bel homme affirmait-elle en me montrant la photo encadrée au salon. Aux yeux de toute autre femme que ceux de la ’vieille fillette’, il était … comment dire ? L’Anonyme parfait, digne père de l’Invisible. Quant à celle qui devait être son épouse et la mère de l’oisillon déplumé devant moi, elle se trouvait balayée de la conversation d’un geste sans appel de sa vieille fillette de descendante.

Mais avant de continuer, il faut que j’explique quelque chose: tout ce que j’écris là, je ne l’aurais pas fait si je n’avais pas rencontré une autre voisine qui habite sur la rue transversale et qui a corrigé ce que j’écris (elle ajoute parfois des mots; comme ’adoubé’ par exemple). De un. De deux, le supermarché  discount où je travaille a eu un arrivage de cahiers qu’il vendait par paquet de dix à 69 centimes l’unité; j’ai acheté un paquet de dix et des stylos, maintenant il faut les utiliser et comme j’ai ni télé, ni ordi…

Alors. De la vie de son papi, je n’appris pas grand chose non plus, si ce n’est qu’il était venu volontairement en France après avoir combattu dans les forces allemandes de la Première Guerre mondiale et que la Seconde Guerre mondiale l’avait profondément déprimé et fait de lui un reclus volontaire. L’écriture du Manuel de l’orphelin aurait débuté  plus tard, vers 1947, à la mort de son épouse, quand la vieille fillette avait treize ans. Apparemment, elle avait ensuite vécu enfermée avec son père jusqu’à la mort de ce dernier  à 96 ans. Il l’aurait alors adoubée responsable de la mise en forme de son oeuvre.

Plus elle me confiait son admiration sans borne pour son papi, et plus le personnage me déplaisait. La confiance s’accroissant, elle me lut quelques extraits de « l’oeuvre ».  Mise à part la haute opinion que le monsieur avait de lui-même et une propension à nul autre pareil à s’apitoyer sur son sort et celui des ’orphelins du Niebelung’ (?), je ne pus m’empêcher de penser au nombre d’arbres transformés en pulpe afin de produire les ramettes de papier portant « les oeuvres » de tous les Konrad Schwartz de la terre.

Et puis, un jour, plongée dans ses pensées en regardant l’espèce de tableau lugubre à côté de la photo de son papi, elle dit: « C’est là qu’elle se trouve. »

« Qui ça ? »

« Ma mère. Dans cet étang. Une fois que papi m’a récupérée, elle y est retournée à jamais. » Et elle se mit à me raconter une version d’un conte dans lequel une belle ondine sort de l’étang et promet monts et merveilles au pauvre meunier (transformé en son papi) qui s’est laissé séduire par la garce et lui fait un bébé. Puis, un an plus tard… »

Sans réfléchir, je m’exclamai: « Mais je la connais cette histoire ! Elle lui fait promettre de revenir en apportant la première chose qu’il trouvera chez lui et… » Je m’arrêtai. « L’Invisible » avait pâli de façon marquée. « C’est…dans des contes de Grimm, je crois, » lui dis-je. On me l’a lu quand j’étais petite. »

Sa pâleur s’accentua. « Pas du tout ! Vous avez fouillé dans les papiers de papi ! C’est l’histoire de ma naissance ! »

« De votre…Fouiller ? Mais, voyons, quand aurais-je pu faire une chose pareille ? Peut-être raconte-t-il quelque chose de semblable, comme dans Grimm, qu’est-ce que j’en sais, les auteurs font souvent des emprunts, à ce qu’il paraît, je… »

« Sortez, » dit-elle. « Je n’aurais jamais dû vous laisser entrer chez moi. Ou bien vous avez fouillé, ou bien vous traitez mon père de plagiaire ou les deux. »

« Enfin, rien de tout ça ! Votre père a bien pu s’inspirer d’un conte qu’il avait entendu quand il était gamin. Ça ne veut pas dire… »

« Vous êtes une bien piètre menteuse, madame. Posez ces provisions et ne remettez plus jamais les pieds chez moi. »

« Comme vous voulez mais comment ferez-vous pour manger? »

« Je mourrai de faim avant de laisser des êtres immondes rôder autour de l’oeuvre de mon papi. » Elle eut un regard féroce vers le tableau. « Elle n’a eu que ce qu’elle méritait. Si vous l’entendiez gémir la nuit, comme je l’entends, vous auriez honte de votre comportement. »

Ouh là. Qu’auriez-vous fait à ma place ?  Je sortis de chez-elle, évidemment et je consultai Dotty au rez-de-chaussée. « Je crois qu’il faut aviser les services sociaux, » dit-elle. C’est le genre de démarche qui me répugne et Dotty me dit qu’elle s’en chargeait.

Mais avant de parler du résultat (catastrophique) de l’intervention des services sociaux, quelques mots sur Madeleine. Oui, parce que sans Madeleine, je n’aurais pas acheté le pack de dix cahiers à 6,90€, ni les stylos, parce que moi et les livres et l’écriture…

Madeleine habite appartement 12 au 12 rue Périnot (qui est la rue transversale de la rue des Arcades). Comme la rue est en pente ascendante depuis le supermarché, son appart’ se trouve au même niveau que le mien, alors que moi j’habite au 2e, rue des Arcades.

En plus d’être pentue, la rue et le trottoir sont en piteux états et Madeleine utilise un marcheur équipé d’un panier pour faire ses courses. Deux jours après mon arrivée, je l’ai vue se débattre avec le marcheur (une des pattes s’était coincée dans un trou) et je l’ai raccompagnée jusque chez elle. 

En route, Madeleine m’a raconté qu’elle faisait un rêve récurrent, bien étrange : dans ce rêve,  elle était une femme très appréciée, au succès social avéré, gagnant 120 000 dollars ou euro par année; et on s’apprêtait à révéler qu’elle avait assassiné une jeune fille, des années plus tôt. Dépendant du rêve, parfois, elle avait aussi enterré sa mère dans le cellier. Parfois, les accusations étaient aussi imprécises que dans un récit de Kafka (?), me dit-elle,  mais dans tous les cas, le rêve se déroulait au moment où la Vérité allait éclaté et tout le monde saurait quelle personne horrible elle était et comment sa gentillesse n’était qu’une pose. Pareil au moment dans le film ou dans  le roman à succès où toutes les fausses pistes se mettent à sentir très, très mauvais et on se dit “hm…elle semble trop honnête, celle-là, elle cache quelque chose, c’est certain.”  Et tout le scénario se met à s’effilocher.

« Les films et les romans à succès adorent la paranoïa, m’a-t-elle dit. À croire que beaucoup de gens couvent la notion qu’une personne en apparence gentille se doit d’être une salope de première. Ou alors, la victime désignée, bien sûr, dans le monde tel qu’il est on n’a que ce qu’on mérite à jouer la tendre agnelle.” 

Mais elle n’est pas une tendre agnelle. Ni une femme d’affaires à succès avec des manières enjouées.

Et de meurtres, elle n’en avait jamais commis un seul, du moins, à sa connaissance. Alors, ça rimait à quoi ? 

C’était comme si ces rêves appartenaient à quelqu’un d’autres, dit-elle, et qu’ils s’étaient égarés avant d’atteindre leur véritable destinataire.

Ça n’est pas tous les jours qu’une inconnue vous raconte ses rêves; il faut dire que, selon ma mère, j’ai la tête à écouter n’importe quel imbécile. C’est son opinion, pas la mienne.

Arrivées au 12 rue Périnot, j’ai demandé à Madeleine comment elle s’arrangeait pour monter à l’étage. « Très lentement, » dit-elle alors je lui ai monté ses provisions et elle a insisté pour que je prenne une tasse de thé avec elle.

Madeleine habite seule depuis la mort de son mari. Elle a trois enfants et six petits-enfants qui habitent, les uns à Marseille, les autres à Lyon et à Bordeaux. De ses petits-enfants, elle dit que c’est très compliqué parce que les parents les gavent tellement, qu’ils ne leur apprennent même pas à désirer. Je n’ai pas bien compris ce qu’elle voulait dire. « Mais oui, m’a-t-elle dit. Il suffit qu’ils veuillent quelque chose et tout de suite, on leur donne. Ils n’apprennent pas à désirer alors, évidemment, après, on dit qu’ils sont ingrats. Mais comment apprendre la gratitude dans ces conditions ? »

J’avoue que je n’y avais jamais pensé de cette manière, surtout que moi, je n’ai pas d’enfants et j’espère bien jamais en avoir.

Bref, j’ai proposé de lui rapporter ses provisions de temps en temps; on a causé. Elle m’a dit qu’elle et son mari étaient tous deux enseignants. J’ai dit que l’école et moi, on n’avait pas fait bon ménage. Une chose en amenant une autre, elle m’ adit: « avec votre sens de l’observation, vous devriez écrire. » Écrire, moi ? La bonne blague, je me suis dit. Et puis écrire…pour dire quoi et à qui ? « Et bien, écrivez et si ça vous plaît de me lire, je vous écouterai avec plaisir. »

Une idée bizarre, je fais plein de fautes – de grammaire, d’orthographe…Madeleine a dit que ça n’était pas important. Elle me les corrigerait si je voulais, sinon, c’était sans importance.

Ben voilà. Pas de télé, pas d’ordi, entourée de livres quasiment impossibles à comprendre, je me suis dit ok, pourquoi pas. Voilà.

J’en reviens à ’L’invisible ’. Un résultat catastrophique, merci.  Après quelques tentatives infructueuses des ’services’ à se faire ouvrir la porte, le voisin immédiat au 23 a été le premier à déceler la fumée et à lancer l’alerte.  Les pompiers ont rappliqué en moins de deux, défoncer la porte et inonder l’appart (et par voie de conséquence, celui en-dessous). Ils ont évacué l’invisible sur une civière. Elle glapissait d’une voix horrible, enrouée – en allemand je crois – riait, geignait, se fâchait, implorait…

Les autres appartements s’en sont tirés sans dommage. Mais il règne une odeur acide et hargneuse de fumée froide qui prend à la gorge dès qu’on passe l’entrée principale. Accompagnés de la propriétaire, des ouvriers sont venus vider des piles de papier roussi, les fauteuils détrempés, la photo du papa, le tableau de l’étang qu’elle disait être la résidence de sa mère. Le verre avait éclaté sur les deux.

Aux services sociaux, on a dit à Dotty que l’invisible s’appelait Clara Schwartz; qu’elle était dans un service de soins intensifs, mais qu’entre ses brûlures et  l’état de ses poumons, on ne pouvait lui souhaiter rien d’autre qu’une fin de vie rapide pour abréger ses souffrances.

Et ça serait la fin de l’histoire si je n’avais pas fait la connaissance d’Elise Mouton à la pharmacie.

Eliise Mouton

24 quai des consuls, appartement 7

J’avais à peine jeté un regard distrait sur le nom épinglé sur sa blouse que la pharmacienne m’a dit : 

« Eh oui, les blagues au sujet de mon nom de famille, je les entends depuis la maternelle, alors, merci, passons à autre chose, voulez-vous ? Que puis-je faire pour vous ? »

« Je…ah oui, » dis-je en regardant le nom plus attentivement, « je n’avais pas vraiment remarqué. Je suis là pour un test covid, mon employeur l’exige. »

Elle sortit une feuille de papier. « Je peux vous fixer un rendez-vous dans deux jours. 10h45. Votre nom ? Numéro de téléphone ? »

Chaleureuse comme tout, la Mouton.  Je fournis les informations demandées.

Elle me lança un regard soupçonneux. « C’est votre première visite ici. »

« Je suis nouvellement arrivée. J’habite à côté, rue des Arcades. »

« Ah bon ? Je croyais que tout était loué dans le secteur. »

« Je suis en sous-location. »

« Ah, c’est ça. Sans indiscrétion, vous n’êtes pas au 34, par hasard ? »

« Euh…oui. En quoi… »

« Voilà. Chez les Haré Krishna, » elle eut un sourire entendu. « Remarquez, le yoga, c’est très bien, ça n’a rien à voir avec la religion. Ils étaient partis pour quelques mois, mais avec le confinement, je parie qu’ils en ont pour un moment là-bas. En Malaisie ou… »

« En Thaïlande. »

« En Thaïlande, oui. Je ne suis pas fouineuse de nature, n’allez pas croire, mais c’est un petit couple tellement peu typique dans notre région…Leur intérieur vous plaît ? »

J’eus un rire gêné. « Ecoutez…oui, il me convient très bien. »

« Ah, vous êtes haré Krishna aussi. »

« Pas du tout, madame. Nous disons donc après-demain à 10h45. »

Son visage s’est refermé comme une huître titillée par le jus de citron.

Etonnamment, deux jours plus tard, après le test, elle m’a invitée à prendre le thé chez elle en fin de journée. Ils sont très forts sur le thé, dans cette ville; personnellement, moi, ça ou une tisane…

Mais d’abord, il y a eu le coup de téléphone de Gérard. Habituellement, je ne réponds pas quand je vois son numéro, ou ’inconnu’. Un moment de distraction. C’était lui. Il s’est lancé immédiatement dans le ’d’abord tu me dis où tu es et pourquoi tu es partie en sauvage je ne… » et le reste, à la vitesse d’un train lancé à 300 km heure. C’est justement pour ça que je suis partie, Gérard, parce que la discussion est impossible avec toi.  Inutile de tenter de l’interrompre, alors j’ai éteint le téléphone et retiré la carte sim. J’en achèterai une autre avec un numéro différent. Et Madeleine qui me parle de ces longues conversations avec son mari, si riches, si pleines de découvertes; ça me donne envie de pleurer.

Donc, la Mouton habite Quai des Consuls – lesquels de consuls, de quand, aucune idée et Madeleine ne le sait pas non plus.

L’ adresse a un certain chic. Quais des consuls, on imagine tout de suite quelque chose de solennel et de fastueux. Ce fut peut-être le cas à l’époque des fameux consuls dont on ne sait plus rien dans cette ville. Depuis, l’immeuble a reçu le minimum vital d’entretien de la part de ses propriétaires successifs. La Mouton habite au 2e. Son balcon donne sur une cour intérieure dominée par un tilleul énorme. 

A peine ai-je mis le pied chez elle que je comprends deux choses: cette femme est très, très seule et une véritable pipelette.

Donc, entre l’entrée et le divan du salon donnant sur le tilleul, j’apprends qu’elle est  la troisième et dernière fille d’André Mouton et Justine, née Dutronc.

 Sa soeur aînée est la gardienne officielle des mânes et lui envoie des rappels à l’occasion de toutes les fêtes et anniversaires du calendrier officiel, et du familial aussi. La “deuxième” (toujours appelée ainsi par leur mère) est membre d’une communauté religieuse ultra-catho. Quatre fois par année, elle adresse aux autres des messages concernant “la petite colombe” de leur âme.

Je m’assois. Elise m’apprend qu’elle a consulté  les pensées de Thérèse d’Avila à la librairie, et découvert que “la deuxième” ne se gênait pas pour plagier la sainte espagnole, tout en invitant Elise et leur aînée à considérer les faveurs que Dieu leur accordait. « Peut-être qu’à un certain degré d’élévation spirituelle, le plagiat n’a plus cours; il s’agit de communion, je ne sais pas moi, comme les âmes au Paradis de Dante qui reflètent leurs pensées les unes dans les autres. » Elle s’arrête et semble attendre une réponse de ma part.

Je lui dis que personnellement, je me contente d’acheter un chrysanthème pour la fête des morts et de le déposer sur la tombe de mes grands parents. 

Sans même écouter ce que je viens de dire, elle poursuit: « En tout cas,  ma “petite colombe” n’en a rien à foutre des conseils éclairés de “la deuxième”. Ah, regardez, j’en garde encore la trace… » et elle retrousse la manche sur son bras gauche. « Vous voyez? J’avais six ans, vous vous rendez compte ? Et elle m’avait enfoncé sa fourchette dans le gras du bras. Je ne suis pas rancunière, mais ses bondieuseries m’horripilent à tel point que j’ai acheté les nobles pensées de la sainte espagnole et que j’ai adressé le message suivant à ma soeur: “Lis plus attentivement avant de recopier. Je te signale que, dans l’original,Thérèse d’Avila parle de papillon et non pas de colombe.”

Et moi, je me demande ce que je fous là, chez cette folle qui dispense des médocs à la pharmacie. Reste à espérer qu’elle suit bien les ordonnances.

Ça n’est pas terminé.

« Et vous savez quelle est la  pensée qu’elle nous a adressée pour l’équinoxe de printemps? “Oh, quelle joie ineffable  il y a à souffrir en faisant la volonté de Dieu !” Cette manie de se raconter combien on aime la souffrance. Evidemment, quand on vénère un crucifié… C’est bête quand même parce que, question apparence physique, “la deuxième” est la plus réussie de nous trois. Moi et l’aînée  nous avons toutes deux hérité du dismorphisme de notre mère – poitrine chenue et fesses plus que généreuses, comme si deux corps différents avaient été raboutés au niveau de la taille. Vous voyez ? La deuxième, elle, a des proportions harmonieuses, un visage angélique. C’est elle que les religieuses choisissaient pour interpréter la Sainte Vierge dans le spectacle de Noël. Il faut croire que ce genre de truc laisse des traces à vie. Vous voulez boire quelque chose ?»

Ben, euh, c’était le sens de son invitation, non ? Elle part préparer le thé. Mais d’abord, elle dit:  « Je ne suis pas un laideron, mais personne ne se retourne sur mon passage. Je “présente” correctement. C’est aussi le cas de l’aînée qui a sans doute meilleure caractère que moi puisqu’elle est toujours avec son mari; alors que moi, j’ai décidé assez rapidement que le problème n’était pas Norbert, mais l’intérêt que je trouverais à long terme à dire “oui, mon chéri, comme c’est bien dit” chaque fois qu’il reprenait mes propres mots en se les attribuant. Je le croise de temps en temps avec sa nouvelle épouse. Elle lui donne du mon coeur, plutôt que du mon chéri. J’éprouve alors de la nostalgie, non pas pour Norbert, mais pour la personne que je n’ai jamais rencontrée avec laquelle j’aurais eu plaisir à vivre.”

Ouf. Ben toi, et bien d’autres, ma vieille. Je résiste à le tentation de m’éclipser pendant qu’elle continue son monologue depuis la cuisine. Je résiste parce qu’entretemps, mes yeux tombent sur une pile de feuillets aux pages roussies, posée sur une table basse. Je me rapproche. Pas de doute: je reconnais l’écriture en patte de mouche de Clara Schwartz, « l’Invisible ». 

Elise Mouton revient avec un plateau portant une théière et deux tasses. « Ah, voilà voilà, dit-elle en m’apercevant près des feuillets. C’est justement ce dont je voulais qu’on discute. » 

« Comment…comment avez-vous mis la main sur ces pages? »

Air de la Mouton, comme la chatte qui a vidé une jatte de crème. « Mon neveu travaille aux services municipaux. Il est pompier volontaire. » Son sourire s’élargit. « Depuis le temps qu’on se demandait ce qu’elle trafiquait dans son antre, la vieille… Il a réussi à les rafler au passage, je suppose que le reste a été déversé à la déchetterie. Vous connaissez l’allemand ? »

« Pas du tout. »

« Mais vous la connaissez, elle, n’est-ce pas ? Une amie à moi me dit que vous visitiez la vieille à l’occasion… »

« Une amie à vous. »

« Oui, oh, je connais tout le monde dans cette ville, et tout le monde me connaît, sauf les nouveaux venus, comme vous et quelques autres.  Oui, une amie à moi qui habite au 34 des Arcades, 3e étage. Heureusement pour elle, de l’autre côté du corridor; un peu d’odeur de fumée mais pas de dommages sérieux comme à l’étage sous l’appartement des Schwartz. »

« Vous l’avez connu, lui aussi ? Le père ? »

« Le connaître ? Si vous voulez, on peut le dire comme ça, » répond-elle. Elle verse le thé. Un ange passe, comme on dit. « On ne sait pas bien ce qu’il a fait de sa femme, d’ailleurs, » ajoute-t-elle en me tendant ma tasse. « La fille en parle peut-être dans ses papiers. »

« Ça m’étonnerait que ça vous avance, même si c’est le cas. Elle dit que sa mère était une ondine. »

« Une ondine ?  Sa mère ? Ah, elle est bien bonne, celle-là, » dit la Mouton qui me déplaît de plus en plus. Qu’est-ce que je fous chez elle et qu’est-ce qu’elle me veut ?

« En tout cas, je lui ai parlé quelques fois pendant le confinement. Pour lui apporter quelques provisions. »

« Elle ne pouvait plus traîner autour des maraîchers avant l’ouverture du marché, c’est ça? »

« Madame, qu’est-ce que vous voulez savoir ? Clara Schwartz est à l’hôpital, très mal en point, à ce qu’on dit. Vous avez récupéré des papiers qui lui appartiennent. Elle serait peut-être heureuse de savoir qu’ils n’ont pas brûlé. Ou le contraire, j’en sais rien. »

« Justement. Vous la connaissez. Vous pourriez lui rendre visite, lui laisser savoir qu’on a sauvé ce qu’on a pu…Voir sa réaction… »

Mon visage a dû lui apprendre ce que je pensais de ses manières de vautour.

Elle a ajouté: « En tout cas, moi, je vais trouver quelqu’un pour me traduire ce qu’elle a écrit.  Son père, un allemand, un chimiste, installé chez-nous après la guerre; qu’est-ce qu’il venait faire ici, vous pouvez me le dire ? »

« Se refaire une vie, sans doute. »

« C’est ça! Se refaire sa vie chez nous ! Et vous dites ça,  toute calme, sans émotion. Alors que c’est monstrueux. Chez nous. Un chimiste allemand. »

« Vous le dites comme si il avait inventé le poison utilisé dans les camps de la mort. »

« Et peut-être que oui ! Qu’est-ce qu’on en sait ? Vous avez des amis chez ces gens-là ? »

« Lesquels au juste, je ne vous suis pas. » 

« Ah, laissez tomber. Mon amie m’a dit que vous paraissiez une personne bien, tranquille, sans histoire. Mais on ne vous connaît pas, vous non plus. Vous apparaissez chez nous, comme ça, on ne sait pas d’où vous venez… »

J’ai posé ma tasse à côté des feuillets de Clara Schwartz, me retenant de verser le liquide sur l’encre de son écriture pour la préserver de la Mouton, fausse bêlante et véritable hyène. « Elle est toujours vivante, madame. Ce document lui appartient. Si elle a mis le feu, il est évident qu’elle souhaitait le détruire. »

« Si elle a mis le feu. Évidemment ! Qui d’autre voulez-vous que ça soit ? Vous, peut-être ? »

« Bon. Merci de votre invitation. De toute évidence, vous vous méprenez à mon sujet, alors il y a de fortes chances que vous êtes à côté de la plaque en ce qui concerne les Schwartz aussi. » En me levant, j’ajoutai: «  Mes salutations à votre amie du 3e, », je repris mon sac et je me dirigeai vers la porte.

« Ah, vous vous êtes faite toute une amie, » me dit Madeleine. « Cette chère Elise Mouton n’aime rien de mieux que de manger la laine sur le dos des autres. » Elle rit. « La mère s’appelait Lise. Elle a eu trois filles : Maryse, Denise et Elise. S’il avait fallu que lui naisse un garçon, mon dieu ! Le pauvre ! Vous connaissez un nom de garçon en -ise ?… Son amie du 3e… Je vois, oui. »

Elle a poussé un long soupir et n’a rien dit d’autre. Sauf un « merci » pour les oeufs et le fromage blanc rapportés du supermarché.

En rentrant j’ai croisé la gamine qui habite en bas de chez moi. Qui m’a expliqué au sujet du 12 bis dans son adresse.

Maggie 

34 rue des Arcades

Appartement 12 bis

« Ils disent ’12 bis’ en fait c’est l’appartement 13. Mais les gens sont cons, ils veulent pas louer un appartement 13, c’est pour ça, ils disent 12 bis, tu vois ? »

« Je vois, oui, » lui dis-je en vérifiant la boîte de l’appartement 26 où je loge. « En fait, tu habites juste en-dessous de chez moi, c’est ça ? »

« C’est ça oui, » dit-elle, l’air distrait. « Ah oui, je suis supposée aller chez mamy. » Elle soupira.

« Tu n’aimes pas aller chez-elle? »

« Oui, non, je l’aime bien, c’est pas ça… Elle chante tout le temps, c’est agaçant. »

Je ris. « Elle chante ? En quoi est-ce que ça t’agace ? »

Elle me fit des yeux ronds. « Non, mais…tout le temps, tu vois ? La plaque de métal dans la rue, tu sais ? Quand on camion passe dessus, ça lui fait penser aux premières notes de la 5e de Beethoven, qu’elle dit, et là, elle chante ta-ta-ta-ta…ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta…ça saoule. Ou, je trouve plus mon cartable et j’ai le malheur de dire « je cherche… » et tout de suite, elle enchaîne « je cherche après Titine, Titine oh ma Titine… »

Je ris à nouveau. « Et ça t’agace ?? »

« Ben tiens. »

« Tu as quel âge ? »

« Treize ans. »

« Ah non! Tu as douze bis ! »

Elle eut l’air étonné, puis elle dit : « Douze bis, oui, et là je dois aller chez mamy m’assurer qu’elle manque de rien. »

« C’est loin ? »

« Un peu. Pas trop. »

 « Je vois. Je crois que je l’ai croisée, l’autre jour. Une vieille dame qui chantait de l’opéra. »

« Ah oui, tu m’étonnes. Tout le temps, même dans la rue, c’est trop la honte de se promener avec elle. Je fais celle qui remarque même pas, mais tout le monde rigole, c’est pas drôle du tout…tu vois ? Tu ris toi aussi. « 

« Et alors ? C’est mal de rire ? »

« Quand c’est même pas drôle ? Au collège, les copains se foutent de ma gueule à cause de ma mamy. »

« Eh ben, ils sont cons, c’est tout. Quand ils se foutent de ta gueule, tu devrais te mettre à chanter, c’est tout. Faux, de préférence pour bien les saouler.  Tu t’appelles comment ? Moi, c’est Maria.»

« Maggie, » dit-elle et elle rougit. 

J’ai trouvé ça touchant. Moi aussi, je rougissais pour rien quand j’avais 12 ans bis. « Dis, tu la connaissais la vieille dame au 24 ? »

« La folle qui a failli nous faire cramer ? Personne la connaissait. Elle m’a donné des coups de baguette dans les jambes un jour. »

« Des coups de baguette ? »

« Ouais. Des bâtons, des branches, je sais pas trop. Elle en ramassait au bord de la rivière et je suis passée trop près d’elle, qu’elle a dit. Elle m’a crié des bêtises en russe peut-être et… »

« En allemand. Elle parlait allemand. »

« Ouais c’est ça et elle m’a frappée avec les branches. J’étais petite j’ai eu très peur. »

« Tu avais quel âge?

« J’sais pas, sept ans, huit peut-être. »

« Son papa était toujours vivant ? »

« Son papa ? Quel papa ? « 

« Ah, peut-être qu’il était mort déjà. Sa maman aussi. »

Maggie me regarda d’un drôle d’air. « C’était juste une vieille folle. Elle avait pas de parents. »

« Tout le monde a des parents. »

« Oui, mais ils meurent quand on est trop vieux. »

Si Maggie ne se trompait pas, « l’Invisible » vivait seule depuis au moins six ans. Mais avec quel argent ? Il fallait bien que le loyer soit réglé chaque mois, et pas qu’avec des pièces de deux et de cinq centimes. « Bizarre, » dis-je.

« Ça oui, » dit Maggie, « de toute façon, les vieux, ils sont pas normal. Tu en connais qui sont normal, toi? »

« Je n’y ai jamais vraiment réfléchi…oui, je suppose que ça doit exister. Pas moins normal que les autres, de toute façon. »

« Ma mère dit que c’était une sorcière. »

« Comme dans les contes ? C’est juste une façon de parler… »

« Pas du tout. Demande à Dotty pour voir. Elle s’appelait pas l’Invisible pour rien. »

« Elle…c’était une expression…et puis d’abord, on en parle au passé mais elle est toujours en vie. Gravement blessée mais vivante. »

« Tu dis ça comme si c’était une bonne nouvelle. »

« Mais enfin, Maggie ! Sorcière, c’est juste un nom qu’on donnait aux vieilles femmes qui connaissaient les plantes ! Ça n’a rien de… »

La miss de douze ans bis a  pris l’air de celle qui sait des choses que les autres ne comprendront jamais. « Parle à Dotty. Tu verras bien, » dit-elle en se dirigeant vers la sortie pour aller voir sa mamy qui la saoule, à force de chanter.

Et moi, je me dis « en parler à Dotty ? Pourquoi pas ? » et je frappai à sa porte.

34 rue des Arcades

Appartement 1

Dorothée ’Dotty’

On entre comme dans un moulin chez Dotty. Elle ne ferme jamais à clé, même la nuit. Je la trouvai dans sa cuisine/atelier, les deux mains dans la glaise. Je devrais plutôt dire la cuisine où elle prépare ses brouets d’herbes diverses (j’invente toujours des excuses quand elle  m’invite à partager un de ses repas. Elle n’est pas végan, mais elle peut tout aussi bien ajouter une boîte de maquereau sauce tomate à des coquillettes au fromage que préparer un gâteau au chocolat et à la purée d’ortie).

Je l’observai façonner des petites figurines, en me tenant à distance parce qu’elle ’récolte’ sa glaise au bord de la rivière et elle ne sent pas bon du tout. « Ça ne t’inquiète pas de la manipuler comme ça? C’est de la boue, elle doit être pleine de bactéries, de virus… »

« Elle est pleine de vie, » me répond-t-elle. « C’est pour ça que la bible prétend que Dieu a façonné le premier homme avec de la glaise – il a fait du vivant à partir du vivant. » Elle me montra l’une des figurines. Si elle était supposée représenter Adam, personnellement, je n’y voyais qu’un petit tas informe. « Tu crois aux histoires dans la bible, toi? »

« Je n’ai pas dit ça. Je dis que celui ou celle qui a raconté cette histoire était probablement un potier. Ou une potière. »

« Parlant de potière, je viens de croiser Maggie – la gamine du 12 bis ? D’après elle, Clara Schwartz était pas une potière mais une sorcière. » Je ris.

Dotty suspendit son geste. Les yeux vides de toute expression, elle resta silencieuse un long moment avant de pétrir à nouveau la glaise entre ses doigts. « En effet, dit-elle, c’est plus que probable. »

Je ris à nouveau. « Qu’elle soit une sorcière ? Mais elle aurait échappé aux flammes, non? Elle se serait envolée par la fenêtre, sur son balai ! »

« Tu déconnes, » me dit-elle. Elle aplatit son morceau de glaise, le refaçonna. « On s’est croisée parfois le long de la rivière. Elle cueillait des plantes, je ne sais pas ce qu’elle en faisait. Je lui ai posé la question, une fois. Elle a sursauté comme si elle ne m’avait pas entendu approcher et elle m’a jeté un tel regard. » Dotty fit une grimace. « J’ai compris que je n’étais pas la bienvenue.  Je l’ai revue, une fois ou deux. Je me suis éloignée aussitôt.»

« Mais c’est toi qui déconne ! C’est juste une vieille qui n’a plus toute sa tête, et qui souffre le martyr maintenant, à moitié brûlée. On peut juste lui souhaiter de mourir très bientôt.»

Dotty me fixa comme si je venais de dire quelque chose de vachement profond. « Brûlée… » dit-elle. « C’est bizarre, non? C’est comme ça qu’on se débarrassait d’elles, autrefois… C’est Maggie qui t’a parlé de sorcellerie ? Elle répète probablement ce que dit sa mère.Tu la connais ? »

« Pas vraiment, non. On se croise dans l’escalier, on se salue…et pourquoi elle aurait des choses à dire au sujet de l’Invisible ? »

« Mais parce qu’elle connaît bien Madame Amaury. La propriétaire. Celle qui a acheté l’immeuble . C’est Konrad Schwartz qui lui a vendu. »

« Il était propriétaire ? Et il habitait un des logements ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »

« Elle pourrait t’en dire plus, moi, je sais seulement qu’il a vendu l’immeuble à Madame Amaury et qu’il a continué d’habiter au 26 avec sa fille. »

« Et sa femme? »

Dotty secoua la tête. « Quand je me suis installée, elle n’était plus là. »

Sans raison, à la voir manipuler cette boue couleur de merde, j’ai pensé à Gérard. A notre dernière dispute complètement stupide. On était dans la cuisine, je tranchais un oignon. Lui, il était assis à la table à me raconter un autre épisode imbécile de sa querelle au bureau; dans le genre ’alors j’ai dit alors il a dit alors j’ai dit…’ Et tout en parlant il gratouillait  avec son ongle pour arracher le papier sur une boîte de champignons en conserve. Ça m’a énervée; il le faisait tout le temps et ça laissait des bouts de papier gluant partout sur la table. Alors j’ai dit « tu arrêtes avec ça, oui ? » Il s’est énervé que je l’écoutais jamais, tout pour ma pomme et là, j’ai eu l’image fulgurante dans ma tête: je lui plongeais le couteau en pleine gueule.

Alors j’ai lâché le couteau et je me suis précipitée pour m’emparer de mon sac à main. « Tu vas où? » qu’il me crie « J’me barre! » j’ai crié en réponse. « Ah, tu te barres ? Ah tu te barres ? » Et avant même que j’atteigne la rue, il avait commencé à jeter par la fenêtre mes vêtements, mes chaussures, tout mon barda, en fait. Et moi, comme une conne, je suis partie sans rien ramasser, par fierté. Pour me retrouver ici, à devoir acheter un nouveau cordon pour recharger mon téléphone…

Je sentis le regard de Dotty sur moi « Ça va? »

« Ben oui… Et tu fais quoi, là, avec tes petits pâtés de boue ? »

« C’est pour les morts. En Ehpad. Morts tout seuls, à cause des interdictions de visite. »

« On meurt toujours tout seul, » lui dis-je.

« Pas à ce point, quand même. » Elle façonna un autre petit tas. « Je les enterre, là où j’ai trouvé la glaise. Avec une pensée pour chacun. »

« Ah bon. » Les simagrées mystico-mystiques, très peu pour moi. Mais à quoi bon le dire ? 

« Je termine le dernier et je vais les enterrer. Ensuite, je vais préparer de la purée de radis avec du quinoa pour ce soir. Tu es la bienvenue, si… »

De la purée de… « Ah Dotty, c’est gentil, vraiment. Mais j’ai déjà prévu de manger des restes, question qu’ils ne se perdent pas. »

« C’est bien, » me dit-elle. « C’est très bien. » Elle me fit un sourire radieux. Lors de notre première rencontre au bord de ladite rivière, elle m’avait expliqué que sa mère, d’origine américaine, avait tenu à ce que sa fille ait le même prénom que la gamine dans Le magicien d’Oz. C’était à croire que Dorothée en a été marquée à vie et qu’elle arrive vraiment à croire qu’elle pourrait s’envoler au-delà de l’arc-en-ciel.

Je me dirigeai vers la sortie lorsqu’elle me dit: « Au fait, mon pote Jean-Phi m’apporte des pass ce soir. Il me les fait à prix d’ami, 25€ le pass, si ça t’intéresse… »

« Vingt-cinq euro prix d’ami ? Qu’est-ce que c’est, sinon? »

« Je ne sais pas mais ils sont nickel, il les tient d’un copain, ils sont exactement comme des vrais. Le mien est accepté partout. »

« Avoir su. Ben, le vaccin, moi,  je l’ai eu gratos à la pharmacie. Gratos, sauf pour le contact avec la Mouton. »

« Vingt-cinq euros c’est pas cher pour éviter de se faire piquer avec du je ne sais pas quoi. »

«Avec du vivant, Dotty ! Du vivant ! »

Elle n’a pas ri. 

Vingt-cinq euros, c’était pas donné.  C’est sûr qu’au boulot, la patronne s’en fiche. Elle l’a même dit clairement: « Vous me présentez un torchon crédible, moi, je suis pas le ministère de l’intérieur, hein? Mais un truc crédible, sinon c’est moi qui déguste. » 

Le plus difficile ces jours-ci: la solitude dans un appart’ sans télé, sans radio, et rempli de bouquins avec des titres genre Astravakra Gita Avadhuta Gita. Alors, je mange. Trop, je le sais bien et pas bio non plus mais entre le confinement, l’ennui et – j’ouvre au hasard et je lis: « Que le corps dure jusqu’à la fin d’un Kalpa (un âge du monde) ou qu’il disparaisse ce jour-même,quelle augmentation ou diminution serait-il pour le toi, le « Soi » lui-même de l’intelligence. »  

Hein ? C’est pas beau ça? Alors oui, je mange un sac de croustilles emmental trempé dans du guacamole en offre spéciale au supermarché. Oui, avec trois bières, OK ? Et je prie pour en finir avec une autre soirée interminable. Il faut tomber bien bas pour avoir hâte d’aller placer des conserves en rayon dans un supermarché discount. 

C’est vraiment à l’insistance de Madeleine que je continue de raconter tous ces trucs sans importance. Je n’ai vraiment rien d’autre à faire de mes « temps libres », comme on dit. Mais en quoi ça peut intéresser quelqu’un de savoir, par exemple, que la fameuse ’voisine du troisième’ – Mireille de son prénom – est venue frapper à ma porte hier soir, tout sourire ? Oui, le masque drapé sur le menton et tellement tout sourire qu’il m’a semblé qu’elle avait plus de dents que la normale. Déjà, ça m’a paru louche, genre trop de sourire pour une seule bouche.

« Bonsoir, qu’elle me dit, j’espère que je ne vous dérange pas trop ? On n’a pas encore eu l’occasion de se présenter. Moi, c’est Mireille, j’habite au 3e. » 

Tout ça débité en tentant de jeter un coup d’oeil par-dessus mon épaule, pour se faire une idée de ’l’appart’ des haré Krishna’.

« Je serais chez moi, je vous inviterais à entrer, je lui dis, mais là… »

Ouh, ça lui a déplu. Boum, elle tombe le sourire. Le remplace par une grimace et: « Ça vous honore. Je venais simplement me présenter, si jamais vous avez besoin de quelque chose… »

« Vous êtes bien aimable, lui dis-je. Et, voulant rattraper un peu les choses: « Vous n’avez pas été trop incommodée par la fumée, l’autre soir ? »

Ah, voilà. C’était bien de cela qu’elle voulait causer, à en frétiller d’aise. « Quelle horreur, n’est-ce pas ? S’immoler par le feu, déjà…mais en plein immeuble en risquant les vies de tout le monde…! »

« C’était peut-être accidentel. »

« Pensez-vous! Pensez-v…mais c’est vrai, vous la connaissiez, elle vous en avait parlé? »

« Connaître, c’est beaucoup dire. Je lui apportais quelques provisions. Elle semblait entièrement consacrée à un travail littéraire. En allemand, je crois. Je n’en sais pas plus que vous.

« Élevée chez nous et encore à lire en allemand; elle n’était pas tout à fait normale, ça se voyait bien. A part le maraîcher, elle ne parlait à personne. Le maraîcher et vous. C’est curieux, vous ne trouvez pas ? »

« Il y a des gens qui sont moins sociables que d’autres. C’est une question de tempérament. »

« Si on veut. Si on veut, » répéta-t-elle, l’air dépité. « Enfin…si jamais il vous vient quelque chose à partager, quelque chose qui nous expliquerait pourquoi elle a voulu nous faire tous mourir… »

« Vous croyez vraiment que c’était son intention? »

« Le croire ? Non, Madame, je le sais. J’en sais beaucoup sur son compte. Et sur la mort de sa mère. On a accusé le père mais on aurait plutôt dû prêter attention à la fille. »

J’ai dû ouvrir des yeux très ronds parce que la Mireille s’est mise à rire. « Ah, ça vous en bouche un coin ! Venez prendre un café, un de ces jours. Je vous laisserai entrer chez moi et je vous en apprendrai des belles!  Parce que …hein ? Un appartement avec une seule chambre à coucher, on est en droit de se demander où ils installaient la fille, non?»

J’allais lui répliquer ’ben, sur le divan du salon! » quand je me suis dit que ça serait gaspiller de l’oxygène. La Mireille et la Mouton se faisaient un roman-feuilleton à rabais avec les Schwartz, et je trouvais ça dégueulasse.

Et puis, dormir dans le salon, je n’avais fait rien d’autre, gamine chez ma mère. Elle aussi n’avait qu’une chambre à coucher minuscule et un salon étriqué. Le soir, j’ouvrais le divan-lit, je le refermais le matin. J’ai longtemps cru que tout le monde faisait comme ça. 

 

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