Perdre/Losing

(extrait de Nous Autres d’Eugène Zamiatine/Excerpt from Eugene Zamyatin’s We)

Nuit de rêves qu’on ne peut pas raconter au réveil, même à soi-même. Non pas qu’ils aient disparu comme le font la plupart des rêves au réveil, mais parce qu’ils étaient trop riches pour la langue éveillée. Certains rêves sont le repaire secret de ceux qui n’ont pas le don de la poésie diurne, tout en l’appréciant chez les autres. Je suis de ce nombre.

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Hier, après avoir parler de tenir, j’ai écrit une partie de ce qui suit et que je retravaille maintenant. Sur le fait de perdre, chose considérée comme l’injure suprême. Perdre à quoi que ce soit d’ailleurs; pour les tenants de la novlangue contemporaine, ça fait de vous un “loser” (il faut croire que le mot français perdant ou perdante n’est pas assez méprisant pour eux). Car c’est bien de mépris qu’il s’agit dans le monde des premiers de cordée. Tous à l’assaut de la réussite ! clament-ils, sachant pertinemment que les dés sont pipés et qu’il ne saurait y avoir de gagnants – pardon, de “winners” – sans tous les autres qui ne le sont pas et qu’ils s’ingénient à humilier en les rendant responsables de ne pas faire ni les premières pages ni aucune autre, sauf, occasionnellement, la rubrique des chiens écrasés.

Je les crois incapables de comprendre que l’apprentissage fondamental au judo n’est pas celui d’apprendre comment utiliser la force de l’adversaire pour le terrasser. Non, l’apprentissage essentiel c’est de savoir comment tomber. Maîtriser la chute, apprendre à perdre, et à se relever. C’est un apprentissage difficile. Il se poursuit jusqu’à la fin où on ne se relève plus du tout.

Ils ne savent pas non plus qu’il y a des millions et des millions de personnes qui n’apparaissent pas dans leurs sondages, qui se fichent des codes changeants mais imposés qui voudraient qu’on agisse comme des clones, mais distinctifs ! des clones…originaux, vous voyez ? des clones avec cette petite touche de je-ne-sais-quoi que les autres clones s’empresseront de copier. Nous sommes des millions et des millions à nous en ficher ou à compter sur toute autre chose comme sens à donner à la vie – que la nôtre soit obscure ou connue. Et à ne pas considérer le fait de “gagner” comme étant lié aux mots d’ordre lancés par quelque église, parti, ou chefs d’entreprise que ce soit.

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Aucun des personnages dans Une poule avertie en vaut deux n’a lu du Zamiatine. Dommage, je crois qu’ils auraient apprécié. Et pourquoi Zamiatine, ce matin ? Je ne sais pas mais j’aime bien le passage illustré ci-haut:

“Note 8

La racine imaginaire. R-13. Le triangle

C’était il y a longtemps, quand j’étais à l’école, que je rencontrai pour la première fois la racine de moins un. Je m’en souviens nettement. J’étais dans une salle ronde et claire, parmi des centaines de têtes d’écoliers, avec Pliapa, notre mathématicien. Pliapa était son surnom. Il était déjà assez usé, ses boulons se dévissaient, et lorsque celui de nous qui était de service le remontait, le haut-parleur faisait toujours “Plia, plia, plia”avant de recommencer la leçon. Il fit une fois un cours sur les nombres imaginaires. Je me rappelle avoir pleuré, les coudes sur la table, et hurlé: “Je ne veux pas de la racine de moins un, enlevez-la.” Cette racine imaginaire se développa en moi comme un parasite. Elle me rongeait, et il n’y avait pas moyen de m’en débarasser. La voilà revenue aujourd’hui.”

Zamiatine. Certains l’ont bien apprécié, George Orwell par exemple, avant d’écrire son 1984. Mais en 1920 en Union soviétique ? Quel total loser. Impubliable. Mais voilà, j’en demeure convaincue: qu’ils soient perdus, brûlés, détruits de quelque façon que ce soit, les mots justes résonnent, d’une façon ou d’une autre. Si ça n’est pas par notre propre bouche, ça sera par celle de quelqu’un d’autre. Ce qui est drôlement plus important que d’être un “winner”.

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A night of dreams that can’t be told upon waking, even to one’s self. Not because they have disappeared as do most dreams in the morning, but because they were too rich for awake language. Some dreams are like the secret lair of those not gifted for daytime poetry, while appreciating it in others. I am of their number.

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Yesterday, after talking about holding on, I wrote a part of what follows and which I am revising now. On the fact of losing, a thing considered to be the supreme insult. Losing at anything whatsoever, in fact; for the proponents of contemporary Newspeak, it makes of you a loser (in French also, where the word perdant doesn’t seem scornful enough, reason for which they use ‘loser‘). Because scorn is truly what it’s all about in the world of the front runners. The race is to the swiftest! they proclaim, knowing full well that the dice are loaded and that there would be no winners if all the others were not, the ones they further humiliate by holding them responsible for the fact they don’t make the headlines, or any other section in the news except, on occasion, those fillers about lost dogs and other strays.

I think they are unable to understand that the fundamental teaching in judo is not that of learning how to use your opponent’s strength to fell him. No, the essential teaching is in knowing how to fall. Mastering the fall, learning how to lose, and how to get up again. It’s a difficult piece of learning, one that carries on right to the end when you don’t get up anymore.

Nor are they aware of the fact that there are millions and millions of people who do not appear in their surveys, who don’t care about the changing yet mandatory codes demanding that we behave like clones. Clones with…originality, you know? clones with that little touch of je-ne-sais-quoi the other clones will rush to copy. Briefly stated, we are millions upon millions who don’t care about this in any way and who rely on something else to give meaning to our life – whether it be an obscure or a famous one. And who do not consider the fact of “winning” as being in any way linked to the slogans from any church, party, or businessman whatsoever.

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None of the characters in Une poule avertie en vaut deux has read any Zamyatin. A pity, I think they would have appreciated. And why Zamyatin, this morning? I don’t know but I like the passage illustrated above:

“Note 8

Imaginary root. R-13. The triangle

It was a long time ago when I was in school that if first met up with the square root of minus one. I remember it clearly. I was in a round, bright room with hundreds of other schoolchildren, with Plyapa, our mathematician. Plyapa was his nickname. He was already pretty old, his bolts kept on getting loose and when the one of us who was on call re-tightened them, the loudspeaker always went “Plya, plya, plya” before starting the lesson all over again. I remember how I cried, with my elbows on the table, howling: “I don’t want the square root of minus one, take it out.” That imaginary square root grew in me like a parasite. It gnawed at me, and there was no way to get rid of it. And now, it has come back.”

Zamyatin. Some people truly appreciated him, George Orwell for instance, prior to writing his 1984. But in 1920 in the Soviet Union? What a total loser. Unpublishable he was. But for what it’s worth: I remain convinced that whether they are lost, burned, destroyed in any way, words that ring true do so one way or another. If not through our own mouth, then through that of someone else. That’s way more important than being a “winner”.

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