“les politiques de l’inévitabilité”/”the politics of inevitability”

Nous étions naïfs ? Oh oui. Mais lors du congrès du FRAP (Front d’action politique) à Montréal en 70, nous en avions fait le chant de ralliement de la rencontre. C’était avant les “événements d’Octobre“, la Loi des mesures de guerre, l’arrivée de l’armée canadienne, les arrestations, les peurs sécrétées par le maire de la ville prédisant “du sang sur les marches de l’Hôtel de ville” si nos candidats étaient élus au conseil municipal…Bref, l’attirail habituel. Et ce matin, je me suis réveillée avec le refrain de cette chanson en tête: ‘n’oublie pas que ce sont les gouttes d’eau qui alimentent le creux des ruisseaux…” Alors, encore naïve, tant d’années plus tard? Si on veut, bien que je ne sois pas certaine comment on qualifie la naïveté après autant de désillusions. L’obstination, peut-être.

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Elles sont arrivées hier soir chez une amie. Leur père est resté à Odessa – il a 58 ans, il est encore en âge d’être conscrit. Elles – deux soeurs et les trois enfants – ont quitté Odessa en pleine nuit après une attaque de missiles. Train d’Odessa à Bucharest. Avion jusqu’à Paris, délais sur des questions de “ce tampon est-il lisible ou non?” puis vol vers Toulouse avec la valise et la foultitude de sacs en plastique.

Aujourd’hui: jour “repos et récupération” avant d’entreprendre le marathon paperasses-acclimatation-cours de langue et le toutim d’une arrivée en quelque part après avoir dit adieu à sa vie d’avant. Car, retour ou pas en Ukraine, rien ne sera plus comme avant.

Nous sommes plusieurs à participer à l’action; plusieurs gouttes d’eau, en somme.

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En prenant les informations du jour en pleine gueule ce matin, j’ai eu l’impression de lire des pages perdues du Cavalerie Rouge d’Isaac Babel, et d’autres histoires d’exactions. (Mais je note aussi que de jeunes conscrits, éperdus de peur – et de honte – ont mis des personnes à l’abri alors que leurs officiers endurcis par leur service en Syrie s’en donnaient “à coeur joie” à faire mal et à tuer des frères humains.)

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Mais parce qu’autant que faire ce peut, il faut parfois tempérer les flammes de son indignation – non pas pour l’éteindre, oh non, bien au contraire : pour en faire un feu de longue durée et utile, j’ai passé du temps hier après-midi à retranscrire à la main des extraits d’un interview accordé par Timothy Snyder au journaliste Ezra Klein du New York Times, sur le thème des politiques de l’inévitabilité régissant les modes de pensée occidentaux.

L’interview complète en anglais se trouve ici mais si vous ne lisez pas l’anglais ou n’avez pas beaucoup de temps, voici la traduction de quelques extraits (transcription et traduction étant deux méthodes utiles pour moi, lorsque je veux vraiment approfondir ce que je lis):

“…notre façon de concevoir le temps est une idée…l’idée qu’une sorte de force extérieure garantira la survenue de ce qu’on désire…que ces choses se produiront en raison d’une force extérieure, par exemple, la notion “qu’il ne reste plus d’alternatives dans le monde.

…les politiques de l’inévitable vous assurent que, quelles que soient les bonne choses, elles vous seront fournies automatiquement par une main invisible…Le marché, c’est comme Maman…il va s’occuper de vous avec cette main invisible…”

“...le problème n’est pas tant que nous ne croyons pas aux idées. C’est plutôt que nous croyons en toute une série d’idées indéfendables…comme l’idée que nous n’avons pas besoin de penser à ce que les gens veulent vraiment parce que les marchés feront efficacement les allocations requises…c’est comme un zombie blafard…à peine la force de tenir la route en tant qu’idée. Alors nous avons des idées, simplement, elles sont très stupides.”

“...les algorithmes sont tout à fait fonctionnels. Ils sont conçus de façon à maintenir les yeux fixés sur les écrans pour les fins de la publicité. Et nous, en tant qu’humains, nous avons cette merveilleuse faculté d’adaptation. Nous faisons des compromis. Nous faisons la moitié du chemin. Et je crois qu’en faisant la moitié du chemin avec nos machines, nous avons tendance à nous aplanir. Nous avons tendance à devenir moins capables d’imaginer le genre de choses que les machines ne peuvent pas imaginer, les choses qui ne les intéressent pas, auxquelles les algorithmes sont naturellement indifférents, c’est-à-dire les valeurs – vous savez, la loyauté, le patriotisme, la justice, et tout ce genre de notions…”

Il y a plus. Que je rajouterai peut-être demain.

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Isaac Babel, Cavalerie Rouge, traduction Sophie Benech, Le bruit du temps, 2O11

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We were naive? Oh yes. But at the Congress of the Québec version of FRAP (Political Action Front) we had made of this the rallying song of the meeting. This was before the “October Events”, the War Measures Act, the arrival of the Canadian military, the arrests, the fears distilled by the Mayor predicting “blood on the steps outside City Hall” should any of our candidates be elected to City Council. The usual outfit. And this morning, I woke up with the refrain from that song playing in my head: “don’t forget that raindrops are what feeds the streams…” So, still naive after all these years? If you like, although I’m not sure how you call naiveté after it’s been tempered with so many disillusionments. Obstinacy, maybe.

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They arrived at a friend’s house last night: their father stayed in Odessa because he’s 58 and still liable to be called up. They – two sisters and three children – left Odessa in the middle of the night after a missile attack. Train from Odessa to Bucharest. Plane to Paris where a glitch occurred over “yes or no is this stamp legible?” then flight to Toulouse with suitcases and lots of plastic bags.

Today: R&R (rest & recuperation) before the paper trail-acclimitization-language classes and all the rest of the stuff involved after landing somewhere having said goodbye to whatever your life was before. Because, whether you return to Ukraine or not, nothing will ever be the same.

There are several of us participating in this action: many raindrops, if you like.

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This was before being hit in the face by the news reports this morning, with the impression of reading lost pages from Isaac Babel’s Red Cavalry and other stories of exactions. (But I also note how young conscripts dazed with fear – and shame – put some people out of harm’s direct path, while their officers, hardened by service in Syria, were “having a ball” hurting and killing fellow-humans.

Because, as much as possible, one must sometimes temper the flames of one’s indignation – not in order to extinguish them, oh no, quite the opposite: so that the fire will be a long-burning and useful one : I spent some time yesterday afternoon, transcribing by hand excerpts of an interview of Timothy Snyder with journalist Ezra Klein of The New York Times, on the theme of the politics of inevitability governing Western thought patterns.

The whole interview is available here.

With a few excerpts from the sections I’ve transcribed already (as a practice, I find it most useful when I want to really dig into what I’m reading):

“...the way we think about time is an idea…the idea that some kind of outside force is going to guarantee that the things we desire…are actually going to come about because of an outside rorce such as the notion that “there are no alternatives left in the world.”

“...the politics of inevitability assure you that whatever the good things are, they’re being brought about automatically by some invisible hand…The market is like Mom…it’s going to take care of you with that invisible hand…”

“...the problem is not so much that we don’t believe in ideas. It’s that we believe in a whole series of indefensible ones…like the…idea that we don’t have to think about what people really want because markets will allocate efficiently…it’s a kind of pale zombie…barely makes it down the road sort of idea. Se we have ideas, they’re just very stupid ideas.”

“...the algorithms are entirely functional. They’re chiefly designed to keep eyeballs pointing at screens for the purpose of advertising. And we, as humans, have this wonderful ability to accommodate. We make compromises. We go halfway with things. And I think as we go halfway with our machines, we tend to flatten out ourselves. We tend to be less capable of imagining the kinds of things that the machines can’t imagine, don’t care about, that the algorithms are naturally indifferent to, which are values – you know, loyalty, patriotism, justice, whatever…”

There’s more, which I may add tomorrow.

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