
Non, émotion et compassion ne sont pas des synonymes. Tout le monde le sait, plus ou moins. Il n’empêche que la confusion servant de nombreux intérêts… Par exemple : “Seule la nation turque a le droit de revendiquer les droits ethniques et raciaux dans ce pays.” Ça, c’était un certain Ismet Inönü, premier ministre de la Turquie en 1930. Mais le même discours s’adapte parfaitement à toutes les contrées et sous toutes les époques.
Et je me souviens alors de deux passages dans le roman de Vassili Grossman, Vie et Destin, roman saisi par les autorités soviétiques, et miraculé malgré tout. Dans l’un de ces passages, Grossman écrit: ” Un seul objectif détermine le sens des grands conglomérats humains : gagner pour les hommes le droit d’être dissemblables, de sentir, de penser, de vivre chacun à sa manière. Pour conquérir ce droit, ou bien pour le défendre, ou encore, l’élargir, les hommes s’unissent. C’est là que prend naissance un préjugé effroyable mais puissant, préjugé qui fait croire que de telles unions au nom de la race, de Dieu, d’un parti, de l’Etat, constituent le sens de la vie et non un simple moyen. Non, non et non. C’est dans l’homme, dans sa modeste particularité, dans son droit à cette particularité que réside le seul sens, le sens véritable de la lutte pour la vie.”
Et encore: ” …la seule issue pour les hommes est la ‘bonté privée’ d’un individu à l’égard d’un autre individu, une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du Bien religieux ou social.”*
Quiconque a déjà travaillé avec de très jeunes enfants comprend tout de suite le sens de cette “bonté”. Oui, bien sûr, il y a tous ces moments où le petit Jean-Christophe refuse de céder le camion à Sylvie et cette dernière – pas encore socialisée au fait de sa très grande douceur féminine intrinsèque – lui assène un coup de poupée sur la tête. Mais il y a aussi ces moments où l’un des petits, saisi d’une tristesse indicible, se met à pleurer et un autre petit, l’observant, se rapproche et lui pose doucement une main sur la joue.
Et il y a ces milliards de cellules vivantes, en nous, autour de nous, que nul n’a informé de leur devoir civique et de leurs obligations envers quelque nation que ce soit, et qui collaborent sans besoin de réfléchir au pourquoi du comment. Ce qui, de toute évidence, et n’en déplaise aux tyrans de tous poils, indique que ce qu’on appelle bonté, compassion ou solidarité, constitue le principe de base du vivant, que ça nous plaise ou non.
*Vassili Grossman, Vie et destin, traduit du russe par Alexis Berelovitch avec la collaboration de Anne Coldefy-Faucard, Julliard/L’âge de l’homme, 1983
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No, emotion and compassion are not synonyms. Everyone knows this, more or less. But since confusion serves a host of interests… For instance: “The Turkish nation has the sole right to claim ethnic and racial rights in this country.” Those were the words of one Ismet Inönü when he was Prime Minister in 1930. But the same discourse can be adapted to any region at any time.
I’m then reminded of two excerpts from Vassili Grossman’s novel Life and Fate, the one seized by the Soviet authorities and miraculously retrieved later. In one excerpt, Grossman writes: “Only one objective determines the aim of great human conglomerates: earning the right for humans to be dissimilar, to feel, to think, to live each in his own way. In order to conquer this right, or in order to defend it, or increase it, humans unite. And this is where is born a terrible but powerful bias, a bias that has them believing that such unions in the name of race, of God, of a party, of the State, are the meaning of life and not simply a means to an end. No, no and no. The only, the true meaning of the struggle for existence resides in the human, in his modest specificity, in his right to this specificity.”
And again: “…the only solution for humans resides in the ‘private kindness’ of an individual toward another individual, a kindness with no witnesses, a small kindness without ideology. We could qualify it of a thoughtless kindness. The kindness of humans outside the religious or social Good.”
Anyone who has ever worked with very young children immediately understands the meaning of this “kindness”. Yes, of course, there are those moments when little Jean-Christophe does not want to allow little Sylvie to touch the truck, and little Sylvie – not yet socialized to her intrinsic feminine gentleness – bonks him on the head with a doll. But there are also those moments when one of the little ones, suddenly seized by an inexpressible sadness, begins to cry and another little one, observing this, comes over to lay a gentle hand on his cheek.
And there are those billions of living cells, in us, around us, whom no one has informed of their civic duty and of their obligation to serve any nation whatsoever, and who collaborate with no need to think about the why of the how. Which, nothwithstanding any tyrant whatsoever, shows that what we call kindness, compassion or solidarity constitutes the basic principle of life whether we like it or not.