
Maintenant, franchement, je ne sais plus.
Now, honestly, I don’t know any more.
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Je ne suis pas une imbécile; je sais très bien que le monde de l’édition est un morceau du monde industriel dans lequel l’écrivain constitue la source de la matière première. Les agents littéraires le savent aussi quand ils/elles se proposent d’accompagner l’écrivain dans sa “carrière”. Carrière supposant l’élaboration d’une “signature”, comme marque de commerce identifiable pour le consommateur, connu sous le nom de lecteur. Je ne me considère pas un produit et je n’ai ni intention ni désir de développer ma marque de commerce. Pas plus que je ne considère le lecteur ou la lectrice comme le producteur lambda de fric, en échange de sa marque préférée de céréales.
A cinq ans, avant de savoir écrire, les histoires se déroulaient dans ma tête. C’était très bien ainsi parce que, lorsque je les mentionnais à voix haute, on disait que j’avais “beaucoup d’imagination.” Ça n’était pas un compliment. “Beaucoup d’imagination” était une façon polie de me traiter de menteuse, et pour des faits réels, et pour des faits imaginaires. Dans cet univers-là, les attentes étaient d’être une enfant bien élevée, consciente et respectueuse de la sagesse supérieure de ses aînés. Si je n’y parvenais pas, ça n’était pas faute d’avoir essayé.
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Les “Contes d’exil” en français furent les premiers où, prenant mon courage à deux mains, j’adressai mes “imaginations” à des éditeurs. La plupart des éditeurs ne répondent pas et ça n’est pas plus mal parce, franchement, se faire dire que les contes en question contiennent “trop de noms en russe” quand les événements se déroulent en Russie, on se demande un peu comment le père devrait s’appeler Jean-Paul, son fils Jean-Pierre et sa brue Marie-Christine, et on se retient (de justesse) de répondre : ” personnellement, Monsieur ou Madame, il me semble que l’intérêt de ces contes réside dans l’intelligence que j’attribue au lecteur, lui faisant confiance de les relier entre eux.” Mais bon.
Les deuxième et troisième romans, en anglais, allèrent à des agents littéraires. La plupart des agents ne se donnent pas la peine de répondre ou, après avoir demandé à lire le manuscrit au complet, le refuse. On a le choix entre estimer que l’agent n’a rien compris ou se dire qu’on est une nullité. La plupart du temps, on alterne entre les deux avant de reprendre le collier et de produire autre chose.
L’un de ces romans circule à nouveau, recueillant à nouveau refus ou simple indifférence. Et je commence à me dire que la fillette de cinq ans que je fus avait probablement la bonne idée en gardant ses “amis imaginaires” pour elle. Parce que lorsque j’entre dans une librairie et qu’un quatrième de couverture hurle “Stupéfiant ! Les pages se tournent toutes seules ! Rythme inexorable ! Efficacité implacable !“, je me dis que les gens mangent beaucoup de nourritures industrielles à saveurs augmentées de nos jours, et qu’ils n’ont plus beaucoup d’estomac pour des nourritures plus simples et à digestion plus lente.
Le quatrième, cinquième, sixième et septième romans n’ont jamais quitté ma demeure, pas plus que les nouvelles. Ce qui prouve sans doute que dans la notion stakhanoviste qui veut qu’on sollicite, sollicite, sollicite jusqu’à ce que le coeur se dessèche et les yeux ne voient plus que je ne suis pas faite pour le monde de l’édition.
Alors maintenant ? Je ne sais pas. J’aurai soixante-quinze ans dans deux mois, ce fameux monde de l’édition se débrouille ou s’effondre sans mon aide, je prends toujours plaisir à lire et/ou à critiquer les autres, et je ne saurai jamais si j’aurai vécu une série de rendez-vous manqués avec des lecteurs intéressés ou si mon écriture n’a d’intérêt que pour moi-même.
Et mes amis imaginaires? Me sont-ils toujours précieux ? Leur suis-je toujours fidèle ? Ça, oui. Pour l’heure, quand ils demandent trop à s’exprimer, je griffonne leurs propos sur des bouts de papier. La différence avec jadis: je ne les jette pas et je les traite avec respect, qu’ils soient aimables ou non, menteurs tout plein… ou le contraire.
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Pour ceux ou celles que cela pourrait intéresser, je suis revenue de la librairie avec, notamment, Les pérégrins d’Olga Tokarczuk que je vais lire tranquillement, en tournant lentement les pages lorsque tel sera mon bon plaisir, et en réfléchissant longuement lorsque le texte m’y incitera. C’est un livre comme je les aime, qu’on peut ouvrir là où ça nous convient. Un bref extrait de la 2e page:
“J’ai cinq ou six ans, je suis assise sur l’appui de la fenêtre et je scrute la cour où, désormais, tout est figé. Plus aucune lumière aux fenêtres de la cuisine de l’école, tout le monde est parti. Les dalles de béton de la cour, ayant absorbé toute l’obscurité, ont fini par se dissoudre dans la nuit noire. Toutes les portes sont fermées à double tour, les trappes rabattues et les stores descendus. Je voudrais sortir, mais je n’ai pas où aller. Seule ma présence dans cette pièce prend des contours de plus en plus précis, qui frémissent, ondoient, et ça fait mal. En un instant, je découvre la vérité : on ne peut plus rien y faire – je suis.” *
*Olga Tokarczuk, Les pérégrins, traduit du polonais par Grazyna Erhard, Le livre de poche, Les éditions Noir sur Blanc pour la traduction française, 2010
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I’m not an imbecile; I know full well the publishing world is an industrial one in which the writer is the source of the raw material. Literary agents know this also when they offer to accompany the writer in his or her “career”. A career implying the development of a “signature” as a trademark identifiable by the consumer, the one also known as the reader. I don’t see myself as a “product” and do not in any way shape or form wish to develop my “brand”. Nor do I see the reader as some vapid producer of cash in exchange for his or her box of favorite cereal.
Before I learned how to write, stories played out in my head. This was just fine because when I mentioned them out loud, it was said I had “a lot of imagination”. This was not a compliment. “A lot of imagination” was the polite way of calling me a liar, both pertaining to real facts and to imagined ones. In that world, expectations were that you be a well-behaved child, aware and respectul of your elders’ superior wisdom. If I didn’t manage to pull it off, it wasn’t for want of trying.
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“Contes d’exil” (Tales of Exile) was the first piece if writing in French where, having girded my loins, I sent my ‘imaginings” along to publishers. Most publishers don’t answer and that’s not the worst of it because, frankly, being told that the tales in question contain “too many Russian names” when events are taking place in Russia leaves you wondering if the father should be called Jeremy, his son Garry and his daughter-in-law Peggy Sue, and you stop yourself (barely) from answering: “personally, Sir or Madam, it seems to me that the interesting thing about these tales is the fact I give the reader credit for enough intelligence to link them one to the other.” Oh well.
The second and third novels, in English, were sent off to literary agents. Most agents don’t bother responding or, having asked to read the full manuscript, turn it down. You have the choice between considering the agent didn’t understand a thing or telling yourself you are a nonentity. Usually, you alternate between the two before biting the bit and producing something else.
I’ve now sent off one of those novels to collect rejections and/or indifference again. And I’m starting to tell myself the five year old maybe had the right idea in keeping her “imaginary friends” to herself. Because when I walk into a bookstore and read blurbs such as ” A Stunner! A page-turner! Relentless pacing! Implacable effectiveness!” I tell myself people eat a lot of industrial flavor-enhanced foods these days and don’t have much stomach left for plainer stuffs you digest more slowly.
The fourth, fifth, sixth and seventh novels never left my home, and nor did the short stories. Which in the Stakhanovist notion of query-query-query until your heart turns numb and your eyes run out probably shows I’m not properly equipped for the publishing world.
So now? I don’t know. I’ll turn seventy-five in two months, the publishing world is managing just fine or collapsing without my help, I still enjoy reading (or criticizing) other people’s books, and I will never know if mine is a case of a series of missed connections with interested readers or of writing that is only meaningful to me.
And my imaginary friends? Are they still precious to me? Do I remain faithful to them? Indeed, yes. For the time being, when they clamor too loudly to be let out, I jot their words on scraps of paper, as I used to do a long time ago. The difference with back then: I don’t throw them out and treat them with respect, whether they are lovable or not, bold-faced liars… or the opposite.
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For those who might be interested, I came home from the bookstore with, notably, Olga Tokarczuk’s Les pérégrins which I will read quietly, slowly turning the pages when I so wish and reflecting for a long time whenever the text so inspires. It’s the kind of book I like that you can open wherever you want. A brief excerpt from the second page, in my own translation:
“I’m five or six years old, sitting on the window ledge and I examine the yard where everything is now set. No more light in the windows of the kitchen at the school, everyone has left. The slabs of concrete in the yard, having absorbed all the darkness, have ended up dissolving into the black night. All the doors are double-locked, the hatches shut and the blinds lowered. I would like to step outside, but I have nowhere to go. Only my presence in this room takes on more and more definite contours that shimmer, ripple, and it hurts. In one instant, I discover the truth: nothing can be done about it – I am.”
Olga Tokarczuk, The Peregrines