“Nous aurons aussi de beaux jours”

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Extrait d’une lettre écrite le 19 décembre 2018:

“Tes peintures ont l’odeur des cadavres décomposés”, m’a dit Nuda en reniflant ses mains enduites de mes mixtures. Je lui ai demandé: “Comment le sais-tu?” “J’ai passé beaucoup de temps avec des cadavres en décomposition, m’a-t-elle répondu. Je me suis retrouvée en guerre. J’ai combattu. Avec les attaques de Daesh, tu t’habitues à vivre chaque seconde avec des cadavres autour de toi.”

Elle est restée longtemps à Kobanê. Elle raconte: “La guerre convoque une sensation étrange. Avant, quand tu y pensais, tu te disais que tu n’y resterais pas une seconde. Mais quand tu la vis au quotidien, tu t’y habitues comme si, depuis ta naissance, le monde avait toujours été ainsi. Tu t’adaptes subitement à une vie tout autre, et même si c’est la guerre, tu vis. Tu peux devenir à chaque instant la pire personne au monde. À ce moment-là, tes pensées, les valeurs auxquelles tu tiens, celles, morales et politiques, de la société à laquelle tu appartiens et qui te soutiennent, prennent une place extrêmement importante. Etre méchant-e, attaquer, massacrer, lyncher, tuer sauvagement, piller, violer, ne sont pas des actions liées à une mauvaise nature. C’est ce mal collectif et les instruments qui le nourrissent qui peuvent te pousser à commettre de tels actes et c’est précisément ce qui nous différencie du militarisme de Daesh. La mémoire populaire, nos valeurs, notre conscience et nos efforts à les faire perdurer et se reproduire.

De nombreux membres de Daesh pris vivants étaient des gens ordinaires. Quand ils avaient faim, ils demandaient “S’il vous plaît”, parlaient comme n’importe qui. Normaux et ordinaires. Avant, je les voyais comme des individus au cerveau vide, comme des monstres. Mais finalement, ils étaient des êtres humains et se comportaient comme tels. Qu’est-ce qui les a transformées en meurtriers, les a déshumanisés, les a salis? Comment un être humain peut-il aller jusque-là? Beaucoup de gens ont été surpris de découvrir que leurs voisins les plus proches étaient devenus des membres de Daesh. Des personnes avec lesquelles ils avaient étudié, mangé, rigolé, fait la fête, pleuré. Dans une amitié, comment l’un des deux peut-il être devenu mauvais, haineux, meurtrier? Comment est-ce possible? Où est le vice caché? J’ai vu beaucoup de cadavres. Devant moi, à côté de moi, derrière moi, des cadavres étalés. Décomposés, avec des vers. Tout était à la fois si ordinaire et si douloureux. Mais jamais je n’ai cru ce mal commun. Si j’en avais été convaincue, j’aurais perdu mon propre moi.”

Zehra Dogan, Nous aurons aussi de beaux jours,  éditions des femmes Antoinette Fouque, Paris 2019

Oui, c’est un passage très dur et si je le traduis en anglais, c’est qu’au vu de toutes les imbécillités qui servent de distractions quotidiennes, il me semble important de garder une perspective sur ce qui compte vraiment et ce qui ne compte pas plus que l’écume sur les vagues. Et puis, j’aimerais bien que les lecteurs anglophones rencontrent Dersim (qui avait deux ans alors et vit en prison avec sa mère) et mère Sisê, âgée de 80 ans.

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Yes, this is a harsh passage in Zehra Dogan’s book of prison correspondence which  is now available for purchase. Since it is in French, I will translate a few other passages on occasion. I do want people to meet Dersim (who was two at the time, and living in prison with her mother) and 80-year old mother Sisê.

A question of keeping some perspective on what matters and what doesn’t, given the daily onslaught of stupidities hurled at us, as insubstantial as sea foam:

.”Your paints smell like rotting corpses”, Nuda told me, sniffing her hands covered with my mixtures.  I asked her: “How do you know that?” “I spent a lot of time with rotting corpses, she answered. I was involved in war. I fought. With the attacks by ISIS, you get used to living each second with corpses around you.” 

She spent a long time in Kobanê.  She says: ” War brings on a strange sensation. Before, when you thought about it, you told yourself you wouldn’t stay there for a second. But when you live it on a daily basis, you get used to it, as if, since birth, the world had always been like that. Suddenly, you adapt to a totally different life and even if it’s war, you go on living. At any moment, you can become the worst person imaginable. In those moments, your thoughts, the values that matter for you, both moral and political, the ones of the society to which you belong and that hold you up, take on a tremendously important place. Being evil, attacking, massacring, lynching, killing in savage ways, stealing, raping, are not acts linked to a bad nature. It’s this collective evil and the instruments feeding it that can push you to committing such acts and this is precisely what differentiates us from ISIS militarism.  Popular memory, our values, our conscience and our efforts to keep them alive and to reproduce them.

Many of the ISIS members captured alive were ordinary people. When they were hungry, they asked “please”, spoke like anyone else. Normal and ordinary. I used to see them as empty-brained individuals, like monsters. But in the end, they were human beings and behaved as such.  What had transformed them into murderers, what had de-humanized them, soiled them? How could a human being go so far? Many people were surprised to discover that their closest neighbors had become ISIS members.  People with whom they had studied, eaten, laughed, partied, cried. In a friendship how can one of the two become evil, filled with hatred, murderous?How is this possible? Where is the hidden flaw? I have seen many corpses. Spread out in front of me, beside me, behind me. Decomposing, with worms. Everything was both so ordinary and so painful. But I never considered this evil as common. If I had believed that, I would have lost my own self.”   

Zehra Dogan, Nous aurons aussi de beaux jours

 

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