
Nommer –
La philosophe hongroise Agnes Heller est morte ce vendredi 19 juillet à l’âge de 90 ans.
Quelques mots, tirés d’une entrevue qu’elle avait accordée à Médiapart l’an dernier:
“Hannah Arendt avait analysé la destruction des classes sociales en URSS. Aujourd’hui, il n’est plus question de destruction mais de non-existence de ces classes sociales, au sein de nos sociétés de masse.
D’où l’impossibilité d’analyser notre présent à partir des catégories du passé, tant le monde s’est transformé à une vitesse qui s’accélère encore sous nos yeux. Il nous faut envisager le monde tel qu’il est et non tel qu’il fut ou tel que nous croyons qu’il perdure. Le bolchévisme, le stalinisme, le fascisme ou le nazisme ne sont plus des références opérantes, même si nous ne cessons de les manier, de les mobiliser ; en criant à leur retour face à l’inédit qui surgit !
Ces moments et ces expériences avaient résulté de coups de force dans des sociétés de classes. Aujourd’hui, nous assistons à ce qui apparaît comme un consentement démocratique dans des sociétés anémiées, qui accueillent la tyrannie sans coup férir ; la tyrannie s’installe par la grâce du système électoral. Elle est élue…
Il nous faut donc réfléchir à ce que signifie encore la démocratie. Et sans doute la renommer. Le terme n’est plus adéquat dans notre postmodernité.
…Il m’apparaît …que nous vivons une époque de “reféodalisation”, en Hongrie, en Pologne, en Turquie, en Egypte, en Russie et ailleurs, où des tyrans modernes se font élire et réélire. Ils transforment en rente – pour eux-mêmes, leurs hommes de paille et pour leurs affidés – ce qui relevait naguère du profit redistribué par le capitalisme (le plus possible pour les couches défavorisées dans l’optique sociale-démocrate ; le moins possible selon la vision conservatrice…) Désormais, ce n’est plus le pouvoir politique qui dépend de l’oligarchie, c’est l’oligarchie qui procède du pouvoir politique. Celui-ci nourrit celle-là, en une forme de clientélisme si vaste, si total, si prégnant, que nous assistons à une réféodalisation”.
Illustration: exposition Robert Kéramsi et Anna Mano au Mérou Palace, Graulhet.
Naming –
Hungarian philosopher Agnes Heller died on July 19th, aged 90.
A few words from an interview done by Mediapart last year:
“Hannah Arendt had analyzed the destruction of social classes in the USSR. It is no longer a question of destruction today, but of non-existence of these social classes in our societies of masses.
From which there follows the impossibility of analyzing our current situation using past categories, so quickly has the world transformed, and does it continue to do so. We must look at the world as it is and not as it was or as we think if continues to be. Bolshevism, Stalinism, fascism or nazism are no longer operational references, even if we keep on using them and calling on them; by crying at their return when faced with the new rising before us!
Those moments and those experiences resulted from attacks on class societies. Today, we are witnessing what appears to be a democratic consent by anemic societies greeting tyranny without fighting back: tyranny takes hold thanks to the electoral system. It is elected…
Thus we must think about what democracy still means. And rename it, no doubt. The term is no longer adequate to our postmodern times.”
“… It does…appear to me as if we are living a time of “refeodalization” in Hungary, in Poland, in Turkey, in Egypt, in Russia and elsewhere, where modern tyrants get elected and reelected. They transform into an annuity – for themselves, their straw men and their associates – what used to be profit redistributed by capitalism (as much as possible to the less favored classes from the social-democratic viewpoint; the less possible according to the conservative vision…). Henceforth, it is no longer political power that depends on the oligarchy, the oligarchy proceeds from political power. The one feeds the other in a form of clientelism so vast, so total, so vivid, that we are witnesses to a “refeodalization”.
Illustration: Robert Kéramsi and Anna Mano exhibition at the Mérou Palace in Graulhet.