Grands dieux des petits poissons !...
…le communisme prendrait-il Silicon Valley d’assaut?
C’est la crainte qu’exprime un américain effaré par la nouvelle relayée par la chroniqueuse Arwa Mahdawi dans l’article du Guardian intitulé Silicon Valley’s answer to the housing crises? Charging $1,200 for a bunk bed in a shared house (La réponse de Silicon Valley aux crises du logement? Faire payer $1,200 une place dans un lit dans une maison commune).
Il faudrait que quelqu’un rassure le pauvre effaré: il ne sera question de “communisme” d’Etat à la chinoise que le jour où tous les actionnaires se trouveront privés de leurs dividendes et enfermés dans des camps de travail, où ils produiront des millions et des millions de pages de codes modifiant l’histoire universelle pour qu’elle se transforme en grand péan d’apothéose pour les dictateurs. Pour l’heure, la “solution” de PodShare ressemble autant au communisme que ne le faisait le plan de travail des pharaons pour la construction des pyramides. L’article nous apprend qu’un gentil volontaire, “bénéficiaire” d’un lit PodShare travaille treize heures par jour, trois jours et demi par semaine, “en échange” de son lit gratuit. Et on voudrait qu’il ait un salaire, en plus? Pour quoi faire?
D’après le gentil volontaire, il s’agit d’un ” marché équitable.” Si les esclaves se déclarent satisfaits, que demander de plus?
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Hannah Arendt débute l’épilogue de Qu’est-ce que la politique? avec ces mots:
“La croissance moderne de la perte en monde, le retrait de tout ce qui est entre nous, peut aussi être décrit comme l’extension du désert. Nietzsche fut le premier à reconnaître que nous vivons et que nous nous mouvons dans un monde-désert, c’est aussi Nietzsche qui commit la première erreur décisive en établissant ce diagnostic. Comme presque tous ceux qui vinrent après lui, il croyait que le désert était en nous-mêmes : il se révélait ainsi non seulement comme l’un des premiers habitants conscients du désert, mais aussi, du même coup, comme la victime de son illusion la plus terrible. La psychologie moderne est la psychologie du désert : quand nous perdons la faculté de juger – de souffrir et de condamner -, nous commençons à penser que quelque chose en nous ne va pas si nous n’arrivons pas à vivre dans les conditions de vie du désert. Dans la mesure où la psychologie tente de nous “aider”, elle nous aide à nous “adapter” à ces conditions, emportant notre seul espoir : l’espoir que nous, qui ne sommes pas issus du désert bien que nous y vivions, soyons capables de le transformer en un monde humain. La psychologie met tout sens dessus dessous : c’est justement parce que nous souffrons dans les conditions du désert que nous sommes encore humains et encore intacts; le danger est que nous devenions de vrais habitants du désert et que nous nous y sentions chez nous.
Le plus grand danger est qu’il y ait des tempêtes de sable dans le désert, que le désert ne soit pas toujours calme comme un cimetière où, en fin de compte, tout reste possible, mais qu’il puisse déclencher par lui-même un mouvement. Ces tempêtes sont les mouvements totalitaires, dont la caractéristique majeure est d’être extrêmement bien adaptés aux conditions du désert. En fait, ils ne comptent sur rien d’autre et semblent donc constituer la forme politique la plus adéquate à la vie dans le désert. La psychologie, discipline de l’ajustement de la vie humaine au désert, et les mouvements totalitaires, tempêtes de sable dans lesquelles la fausse action ou la pseudo-action soudain surgit en faisant éclater un silence de mort, présentent l’une comme les autres un danger imminent pour les deux facultés humaines qui nous rendent capables de transformer patiemment le désert plutôt que nous-mêmes, les facultés conjointes de la passion et de l’action. Il est vrai que, lorsque nous sommes pris dans les mouvements totalitaires ou dans les ajustements de la psychologie moderne, nous souffrons moins; nous perdons la faculté de souffrir et, avec elle, la vertu d’endurer. Ceux qui sont capables d’endurer la passion de vivre dans les conditions du désert sont les seuls en qui nous pouvons avoir confiance pour rassembler en eux le courage qui est à la racine de l’action, qui est ce qui fait agir un être.”*
Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique? Editions du Seuil, novembre 2014 (traduction de cette section: Syvie Taussig avec l’aide de Cécile Nail)
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Illustration: J’ai découpé l’image de cette marionnette-hibou dans une revue parce qu’elle me plaisait bien, sans songer à noter les détails sur sa création. Si quelqu’un a cette information, prière de la fournir que je puisse ‘rendre à César’ ce qui lui appartient.
Great Gods of little fishes! …
…is communism taking Silicon Valley by storm?
That is the fear expressed by one spooked-out American hearing about the news relayed in The Guardian article by Arwa Mahdawi titled Silicon Valley’s answer to the housing crises? Charging $1,200 for a bunk bed in a shared house
Somebody should reassure the poor spooked-out one: there will only be question of State “communism” like that in China when all shareholders will find themselves deprived of their dividends and locked away in camps where they will produce millions and millions of pages of code, modifying universal history so that it coincides with a pean to the apotheosis of dictators. For the time being, the PodShare “solution” is closer to the pharaos’ workplan for the construction of the pyramids. The article tells us that a good-natured volunteer “benefiting” from a spot on a PodShare bunk bed works thirteen hours a day, three and a half days per week, “in exchange” for his free bed. And you’d expect him to get a salary, to top things off? What for?
According to the good-natured volunteer, this works out to a “fair trade”.
If the slaves are satisfied, what more do you want?
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Hannah Arendt begins the Epilogue to The Promise of Politics with these words:
“The modern growth of wordlessness, the withering away of everything between us, can also be described as the spread of the desert. That we live and move in a desert world was first recognized and described by Nietzsche, and it was also Nietzsche who made the first decisive mistake in diagnosing it. Like almost all who came after him, he believed that the desert is in ourselves, thereby revealing himself not only as one of the earliest conscious inhabitants of the desert but also, by the same token, as the victim of its most terrible illusion. Modern psychology is desert psychology: when we lose the faculty to judge – to suffer and condemn – we begin to think there is something wrong with us if we cannot live under the conditions of desert life. Insofar as psychology tries to “help” us, it helps us “adjust” to those conditions, taking away our only hope, namely that we, who are not of the desert though we live in it, are able to tranform it into a human world. Psychology turns everything topsy-turvy: precisely because we suffer under desert conditions we are still human and still intact; the danger lies in becoming true inhabitants of the desert and feeling at home in it.
The greater danger is that there are sandstorms in the desert, that the desert is not always quiet as a cemetery where, after all, everything remains possible, but can whip up a movement of its own. These storms are totalitarian movements whose chief characteristic is that they are extremely well-adjusted to the conditions of the desert. In fact, they reckon with nothing else and therefore seem to be the most adequate political form of desert life. Both psychology, the discipline of adjusting human life to the desert, and totalitarian movements, the sandstorms in which false or pseudo-action suddenly bursts forth from deathlike quiet, present imminent danger to the two human faculties that patiently enable us to transform the desert rather than ourselves, the conjoined faculties of passion and action. It is true that when caught up in totalitarian movments or the adjustments of modern psychology we suffer less; we lose the faculty of suffering and with it the virtue of endurance. Only those who can endure the passion of living under desert conditions can be trusted to summon up in themselves the courage that lies at the root of action, of becoming an active being.”*
*Hannah Arendt, The Promise of Politics, Schocken Books, New York 2005
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Illustration: I clipped the owl puppet from a magazine because I liked it, without noting down its creator. If someone has the information, please provide so I can extend credit where credit is due.