
Zineb –
Ce matin, je pense à Zineb Redouane. Hormis sa famille, quelqu’un se souvient-il encore de cette femme de 80 ans, morte suite au lancement d’une grenade lacrymogène qui lui avait fracassé le visage alors qu’elle fermait la fenêtre chez-elle? Suite à quoi le procureur de la République de Marseille avait déclaré que le “choc facial n’était pas la cause du décès.” Non, la cause du décès était l’arrêt cardiaque suite au choc et aux traumatismes subis. Les mots aussi malléables que de la pâte à modeler. J’ai mal pour Zineb, et j’ai mal pour les mots aussi, cette spécificité humaine qu’on traite avec le même mépris qu’on le fait de la mort d’une femme de 80 ans, de ‘migrants’ (apparemment, fuir la misère et la guerre prive du droit d’être connu par son nom), de…
Bref, ce collage mural photographié à Lisbonne il y a quelque temps déjà me fait penser à tous les ‘anonymes’, tous ceux et toutes celles qui ne sont ‘rien’ selon les tenants de la verticalité du pouvoir.
Qui était-ce – Brecht, je crois – qui a écrit un poème où il s’interroge sur les anonymes, ceux qui cherchent le sommeil la nuit, après avoir travaillé à ériger la grande muraille de Chine, ou autre monument attribué au commanditaire et non aux exécutants.*
Ah, voilà:
Questions que pose un ouvrier qui lit
Qui a construit Thèbes aux sept portes?
Dans les livres, on donne les noms de rois.
Les rois ont-ils traîné les blocs de pierre?
Babylone, détruite plusieurs fois,
Qui tant de fois l’a reconstruite? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment?
Quand la muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons? Rome la grande
est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea? De qui
les Césars ont-ils triomphé? Byzance la tant chantée
N’avait-elle que des palais
pour les habitants? Même en la légendaire Atlantide
Hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit,
Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves.
Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier?
Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
pleura. Personne d’autre ne pleurait?
Frédéric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant?
A chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait?
Autant de récits,
Autant de questions.
Bertold Brecht
*
Je n’ai pas les idées très claires, ces jours-ci. Je dors sur le divan chez des amis, j’écoute sans les comprendre des propos en turc ou en kurde qu’on me traduit pour l’essentiel. Je subis la chaleur comme tout le monde, une chaleur qui transforme chats, chiens et humains en serpillères affalées dans l’attente du moindre petit mouvement d’air.
Je lis la “communication médiatique” de monsieur le procureur, et je me souviens de Zineb qui ne cherchait rien d’autre qu’à fermer sa fenêtre contre les nuages de lacrymos qui brûlent les yeux et la gorge.**
**(Ah, et contre quoi y avait-il une manif? Contre l’habitat indigne. Ces ‘riens’ quels enquiquineurs, n’est-ce pas?)
*
Zineb –
This morning, I think of Zineb Redouane. Other than her relatives, does someone else remember this eighty-year old woman who died following the launching of a tear gas grenade that smashed her face while she was shutting her window? Following which the French public prosecutor for Marseille declared that the “facial shock was not the cause of death”. No, the cause of death was the heart failure following the shock and trauma. Words as easy to manipulate as play-dough. I’m hurting for Zineb and I’m hurting for words too, that specifically human invention treated with the same contempt as the death of an eighty-year old woman, that of ‘migrants’ (apparently, the fact of fleeing from war and misery deprives you of the right to be designated by your name), of…
In short, this mural collage photographed in Lisbon a while ago reminds me of all the ‘anonymous ones’ who are ‘nothing’ according to the upholders of the verticality of power (the “someones” above, the “nothings” below).
Who was it – Brecht, I think – who wrote a poem wondering about the anonymous ones who went to sleep every night after toiling on the Great Wall of China or other such landmarks attributed to their sponsor rather than to those actually doing the work.*
*Ah, here it is:
Questions from a Worker Who Reads
Who built Thebes of the seven gates?
In the books you will find the names of kings.
Did the kings haul up the lumps of rock?
And Babylon, many times demolished
Who raised it up so many times? In what houses
of gold-glittering Lima did the builders live?
Where, the evening that the Wall of China was finished, did the masons go? Great Rome
is full of triumphal arches.
Who erected them? Over whom
Did the Caesars triumph?
Had Byzantium, much praised in song
Only palaces for its inhabitants? Even in fabled Atlantis
the night the ocean engulfed it
the drowning still bawled for their slaves.
The young Alexander conquered India.
Was he alone?
Caesar beat the Gauls.
Did he not have even a cook with him?
Philip of Spain wept when his armada
Went down. Was he the only one to weep?
Frederick the Second won the Seven Year’s War. Who
Else won it?
Every page a victory.
Who cooked the feast for the victors?
Every ten years a great man.
Who paid the bill?
So many reports.
So many questions.
Bertold Brecht
*
My ideas aren’t very clear these days. I’m sleeping on some friends’ couch, listening to words I don’t understand in Turkish or Kurdish, briefly translated for my benefit. Subjected to the heat like everyone else, a heat that transforms cats, dogs and humans into slumped floor mops, waiting for the slightest intimation of a breeze.
I read the “media communication” by monsieur le procureur, and I remember Zineb who simply wanted to shut her window against swirling tear gas burning eyes and throats.**
**(Oh, and what was the demonstration about? About shameful housing. Those ‘nothings’ are such a nuisance, aren’t they?)