
Nota bene –
“…Quelle que soit la manière dont nous envisageons la situation et tentons de mesurer les facteurs particuliers qu’impliquent pour nous la double menace des régimes totalitaires et des armes atomiques, mais surtout la coïncidence entre ces événements, nous ne pouvons pas même imaginer une solution satisfaisante, même en présupposant la meilleure volonté universelle (ce qui, comme chacun sait, est impossible en politique, où aucune bonne volonté aujourd’hui ne garantit le moins du monde une bonne volonté demain). Si nous partons de la logique inhérente à ces facteurs et que nous supposions que rien ne détermine ni ne déterminera le cours du monde hormis ce qui est aujourd’hui connu, alors nous sommes contraints de dire qu’un changement salutaire et décisif ne peut être attendu que d’une sorte de miracle.
Pour nous demander sérieusement ce qu’il en est de ce miracle et pour écarter le soupçon selon lequel espérer en des miracles ou, mieux, compter sur eux, serait pure inconscience ou légèreté insensée, il nous faut commencer par oublier le rôle que le miracle a depuis toujours joué dans la foi et la superstition, donc dans le religieux et le pseudo-religieux. Pour nous affranchir du préjugé faisant du miracle un phénomène authentiquement et exclusivement religieux, qui introduit un élément surnatruel et surhumain dans le cours terrestre des affaires humaines ou des évolutions naturelles, il peut être utile de rappeler brièvement que tout le cadre de notre existence réelle – l’existence de la terre, de la vie organique sur terre, l’existence de l’espèce humaine – repose sur une sorte de miracle. Car, du point de vue des processus universels et des probabilités statistiques qui s’y manifestent, l’origine de la terre est déjà une “improbabilité infinie”. Et il n’en va pas autrement de la genèse de la vie organique à partir des processus de développement de la nature inorganique, ni de la genèse de l’espèce humaine à partir des processus évolutifs de la vie organique. Ces exemples montrent clairement que, chaque fois que quelque chose de nouveau se produit, cela jaillit de façon inattendue, imprévisible et en définitive inexplicable causalement, exactement comme un miracle, dans le cours prévisible des choses. En d’autres termes, chaque nouveau commencement est un miracle par nature – dès lors qu’on le voit et qu’on l’expérimente du point de vue des processus qu’il interrompt nécessairement. En ce sens, à la transcendance religieuse de la croyance aux miracles correspond la transcendance réellement démontrable de chaque commencement par rapport au processus dans lequel il fait irruption.”
Hannah Arendt, Qu’est-ce la politique ?,traductions de l’allemand par Carole Widmaier et Muriel Frantz-Widmaier, traductions de l’anglais par Sylvie Taussig, avec l’aide de Cécile Nail Points, éditions du Seuil, 2014
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“…No matter how hard we try to understand the situation and take into account the individual factors that this twofold threat of totalitarian states and atomic weapons represents – a threat only made worse by their conjunction – we cannot so much as conceive of a satisfactory solution, not even presuming the best will on all sides, which as we know does not work in politics, since no goodwill today is any sort of guarantee of goodwill tomorrow. If we proceed from the logic inherent in these factors and assume that nothing except those conditions we now know determines the present or future course of our world, we might say that a decisive change for the better can come about only through some sort of miracle.
To ask in all seriousness what such a miracle might look like, and to dispel the suspicion that hoping for or, more accurately, counting on miracles is utterly foolish and frivolous, we first have to forget the role that miracles have always played in faith and superstition – that is, in religions and pseudoreligions. In order to free ourselves from the prejudice that a miracle is solely a genuinely religious phenomenon by which something supernatural and superhuman breaks into natural events or the natural course of human affairs, it might be useful to remind ourselves briefly that the entire framework of our physical existence – the existence of the earth, of organic life on earth, of the human species itself – rests upon a sort of miracle. For, from the standpoing of universal occurrences and the statistically calculable probabilities controlling them, the formation of the earth is an “infinite improbability”. And the same holds for the genesis of organic life from the processes of inorganic nature, or the origin of the human species out of the evolutionary processes of organic life. It is clear from these examples that whenever something new occurs, it bursts into the context of predictable processes as something unexpected, unpredictable, and ultimately causally inexplicable – just like a miracle. In other words every new beginning is by nature a miracle when seen and experienced from the standpoint of the processes it necessarily interrupts. In this sense – that is, within the context of processes into which it bursts – the demonstrably real transcendence of each beginning corresponds to the religious transcendence of believing in miracles.” *
*Hannah Arendt in The Promise of Politics, Schocken Books, New York 2005