Abstractions

Abstractions –

Je me suis lassée des éternels aveux d’amour éternel de Simone de Beauvoir dans les Lettres à Nelson Agren –  ces aveux étaient uniquement destinés à Algren, après tout, et la lecture de confidences sentimentales perd beaucoup de son intérêt lorsqu’on n’est pas directement en cause.  Au lieu de quoi je me suis mise à la lecture du livre de Christopher Clark  The Sleepwalkers How Europe Went to War in 1914. Le livre existe dorénavant en français mais comme j’ai la copie originale, la traduction suivante est la mienne:

“Dans son livre Le système des lois publiques subjectives publié en 1892, le juriste autrichien Georg Jellinek analyse ce qu’il nomme “le pouvoir normatif du factuel’. C’est ainsi qu’il désigne la tendance qu’ont les humains à assigner une autorité normative à leurs perceptions d’états de faits. Selon lui, les êtres humains agissent ainsi parce que leurs perceptions de ces états de faits sont façonnées par les forces qu’exercent ces mêmes états de faits. Piégés dans cette circularité herméneutique, les êtres humains ont tendance à passer rapidement de l’observation de ce qui existe à la présomption que l’état de faits existant est normal et doit donc représenter une certaine nécessité morale. Lorsque se produisent des bouleversements ou des perturbations, ils s’adaptent rapidement aux nouvelles circonstances, leur attribuant la même qualité normative que celle qu’ils percevaient dans l’ordre précédent.

Quelque chose d’assez ressemblant se produit lorsque nous contemplons des événements historiques, particulièrement s’ils sont catastrophiques comme le fut la première guerre mondiale. Une fois qu’ils se sont produits, ils nous imposent (ou semblent nous imposer) un sentiment de leur nécessité.”

*

Il s’est avéré ce matin que cette observation était proche de réflexions que je me faisais   au sujet de  l’une des caractéristiques humaine les plus étranges: le pouvoir qu’exercent les abstractions sur nos comportements. L’Argent, par exemple, ou la Raison d’Etat, ou l’Histoire. Ou même, ce qui est Normal et ce qui ne l’est pas. Toutes ces abstractions ont le pouvoir de sembler plus réelles et chargées de signification que les observations évidentes dont un corps spécifique peut faire l’expérience à n’importe quel moment.

Normal. Normal d’accumuler l’Argent comme preuve de puissance. Normal de se sentir impuissant si on n’en a pas. Plus que normal: une évidence. (Comme j’en ai fort peu, j’ai souvent l’occasion de réfléchir sur le pouvoir fabuleux de cette abstraction en particulier).

Mais, de façon générale, c’est fou ce que les abstractions exercent comme contrôle. Tenez, la Raison d’Etat. Pas mal aussi.

Et que dire du Succès? Ah, le Succès. N’allez pas croire que je m’en moque. Au contraire, le concept me fascine. Il est une sorte de cousin germain de l’Amour, un substitut, dans bien des cas. Mais l’Amour, ah, l’Amour, le seul Essentiel quand bien même l’Argent et le Succès ne connaîtraient pas votre adresse.Quant à le définir en tant qu’état de fait… bonne chance, et puis-je vous suggérer d’utiliser le pluriel, comme il semble y avoir un certain nombre de définitions s’y rattachant.

En fait, nous passons le plus clair de nos vies dans l’abstraction. Il paraîtrait que c’est Normal. Alors, pourquoi pas l’Amour Éternel de Simone de Beauvoir pour Nelson Algren, pour aussi longtemps que dura cette éternité? Pourquoi pas, en effet. Ou un amour imaginaire, quand le réel fait défaut.

*

(Mes personnages galèrent en ce moment. Et donc, moi aussi.)

*Christopher Clark The Sleepwalkers How Europe Went to War in 1914. Penguin Books, London

Illustration:   images rassemblées pour servir de couvertures à des cahiers. Dit en termes d’abstractions: Illustration d’un Etat de Fait. Normal, du moins, pour l’heure.

Abstractions –

I tired of Simone de Beauvoir’s endless avowals of endless love for Nelson Algren -after all, they weren’t meant for anyone else but Algren in the first place and the reading of sentimental confidences soon loses interest if you are not directly concerned by them.   (Lettres à Nelson Algren.)  I picked up The Sleepwalkers How Europe Went to War in 1914 instead.* From which I quote the following:

“In his System of Subjective Public Laws, published in 1892, the Austrian public lawyer Georg Jellinek analysed what he called ‘the normative power of the factual’. By this he meant the tendency among human beings to assign normative authority to actually existing states of affairs. Human beings do this, he argued, because their perceptions of states of affairs are shaped by the forces exerted by those states of affairs. Trapped in this hermeneutic circularity, humans tend to gravitate quickly from the observation of what exists to the presumption that an existing state of affairs is normal and thus must embody a certain ethical necessity. When upheavals or disruptions occur, they quickly adapt to the new circumstances, assigning to them the same normative quality they had perceived in the prior order of things.

Something broadly analogous happens when we contemplate historical events, especially catastropic ones like the First World War. Once they occur, they impose on us (or seem to do so) a sense of their necessity.”

*

It so happened this morning that the observation quoted above closely matched personal thoughts about that strangest of human characteristics: the power of abstractions on our behavior. Money, for instance, or Reason of State, or History. Or even what is Normal and what isn’t. All of these abstractions having the power to appear more real and charged with meaning than whatever self-evident observations a body may experience at any given moment.

Normal. Normal to pile on the Money as proof of power. Normal to be powerless if you have none. More than normal: self-evident. (As I have very little, I often have the opportunity of reflecting on the power of this particular abstraction.)

But in more general terms, it’s crazy, the control abstractions exert on us. Take Reason of State, for instance. Not bad either.

And what can I say about Success? Ah, Success. Don’t think I make fun of it, quite the contrary, I find the whole concept fascinating. It’s a sort of second cousin to Love, a stand-in in many cases. But Love – ah, Love –  All You Need, even if Success and Money don’t know your address. As for defining it as a state of fact – good luck, and may I suggest you use the plural as there seems to be any number of definitions for it.

In fact, we spend most of our lives in abstractions. This is Normal, apparently. So why not Simone de Beauvoir’s Endless Love for Nelson Algren? Why not indeed, for as long as the endlessness lasted. Or why not an imaginary love when the Real is not available?

*

(My characters are trudging along at the moment. Henceforth, so am I.)

 

*Christopher Clark The Sleepwalkers How Europe Went to War in 1914. Penguin Books, London

Illustration: images gathered to serve as notebook covers. Or, said in terms of Abstractions: Illustration of a State of Affairs. A Normal one, at least for the time being.

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