Gracarada

Gracarada –

Page 142, nous sommes en novembre 1947 et la petite grenouille en est encore à  pleurer de bonheur de l’amour qu’elle voue à son si gentil homme-crocodile. On prend son mal en patience en se disant qu’on a dû balbutier des choses encore plus bebêtes sous l’emprise des premiers assauts de la passion. Et comme Les lettres à Nelson Algren* compte près de mille pages, on peut espérer que le stage du “bien-aimé mari” cèdera la place à des sujets plus intéressants.

Personnellement, j’ai pleuré pour d’autres motifs hier soir.

Je m’étais rendue à la soirée d’information des gilets jaunes locaux pour me faire une idée plus précise de leurs revendications. J’y ai vu des gens sincères, dont bien des têtes que je connais. Des gens qui galèrent et qui n’en peuvent plus de se faire raconter n’importe quoi par des dirigeants qui les méprisent. Non seulement je les comprends mais j’en connais un chapitre ou deux moi-même en matière de galère.

Mais…qui fournit les tracts et les auto-collants? Qui a dessiné et fait imprimer leur logo? Qui écrit les communiqués ? Qui met tout en œuvre pour récupérer cette misère ? Hier soir, la porte-parole s’employait à corriger les gens qui parlaient de leurs “doléances”. “Non,” disait-elle. “Il ne s’agit pas de doléances. Les doléances sont des plaintes. Nous, nous avons des revendications.”

Fort bien. Mais rapidement, le discours bute contre ses deux limites. La première: la nature purement économique des dolé…pardon, des revendications. Deuxièmement: le dilemme de la délégation de pouvoir.

Que ce soit de manière consciente ou non, le mouvement porte une vaste désaffection pour la démocratie dite représentative où “le peuple” est appelé à s’exprimer une fois dans les urnes, puis à laisser le champ libre à ses supposés représentants, au risque de se faire bastonner, écharper, voire tuer, s’il refuse. Mais comment organiser et gérer une véritable démocratie participative?  Vaste problème. Ne serait-ce qu’hier soir dans une petite assemblée, il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les tendances. C’était vraiment Gracarada, comme la bête composée qui illustre ce texte.

Je suis rentrée chez moi dans un vent froid et coupant qui me tirait des larmes. Encore  une fois, pas de réponses, seulement un constat. “Ici même,” a dit la porte-parole”, nous avons connu des blessés et des morts. Il ne faut pas que ça soit en vain.” D’accord, mais alors, pour quoi au juste ? Et pour qui ? Personne ne pouvait le dire avec précision, qu’il remplace ou non le mot “doléances” par celui de “revendications”.

Ce matin, commentaire d’un qui se rend sur les rond-points depuis le début et qui s’apprête à cesser, devant la montée très forte d’une présence des droites extrêmes qui se font leur beurre de toutes les misères du monde et ne demandent qu’à faire baver “le peuple”, comme toujours.

*Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, traduite de l’anglais et annotée par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Folio, Gallimard 1997.

Guacarada –

Page 142. We are in November 1947 and the little frog is still crying tears of happiness over the love she vows her oh-so-kind crocodile man. You exercise forbearance, telling yourself you probably babbled even more foolish things in the throes of passion’s first assaults. And as Les lettres à Nelson Algren runs close to one thousand pages, you can hope that the “beloved husband” stage will give way to other more interesting topics.

Personally, I cried for other reasons last night.

I had gone to the information session organized by the local yellow jackets, in order to have a clearer idea of their demands. I saw sincere people there, many of whom I know personally. Folks who slog their way through hard times that never end and who have had enough of hearing contemptuous leaders feed them hogwash. Not only do I understand them, but I know a chapter or two on the matter of slogging myself.

But… who is providing the leaflets and the stickers? Who designed and printed their logo? Who writes their press releases? Who puts everything in place in order to recuperate all this misery? Last night, the spokesperson kept correcting the folks talking about their “grievances”. “No”, she said. “They are not grievances. Grievances are complaints. We have demands.”

Fine. But the discourse quickly bumps into its two limits. The first: the purely economic nature of the griev…sorry, the demands. Secondly: the dilemna surrounding the delegation of power.

Whether consciously or not, the movement carries a huge disaffection with so-called representative democracy in which “the people” are called to express themselves once through the ballot box, then to clear the way for their so-called representatives, under threat of truncheons, serious injuries or even death, if they refuse. But who will organize and manage a real participatory democracy? A huge problem. Judging only by last night’s small assembly, every political color and tendency was on display – truly a Gracarada, just  like the composite beast illustrating this text.

I walked home in a biting cold wind that drew tears to my eyes. Again, no answers, nothing but a report.  “Right here, we’ve had some wounded and some dead,” the spokesperson said. “We must ensure this was not in vain.” All right. But for what exactly? And for whom? No one could say, whether or not they replaced the word “grievances” by “demands”.

This morning, a comment from one who’s been on the roundabouts since the beginning and who is about to stop, faced by a strong upsurge from the extreme right wings, profiting as usual from every misery in the world and ready to stick it to the people in the same old ways as ever.

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