
Début de la fin (ou fin du début) –
Illustration: scène du quotidien pour clôturer l’année. Cinq œufs frais pondus par les poules qui picorent derrière l’école de cirque.
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Le titre s’applique à ce que j’écris. En ce moment, l’un de mes personnages se débat avec un passage de l’œuvre d’Imre Kertész.* Chose certaine, le passage comme tel ne se retrouvera pas dans l’histoire et ce que le personnage va en tirer, je ne sais pas.
Je le cite ici, bien consciente que les leçons tirées des œuvres de survivants des camps semblent bien éloignées d’un monde qui s’acharne à nous imposer des frivolités pour nous distraire de l’essentiel (et oui, bien sûr, il nous faut aussi des frivolités). Mais ce passage résume assez bien mes intuitions personnelles quand je suis en mode réflexion (eh oui, ça m’arrive), d’autant plus qu’il ne fournit pas de réponse à la question. Ce qu’en tirera le personnage…à moi de le découvrir.
“écoutez-moi bien, ce qui est réellement irrationnel et qui n’a vraiment pas d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire : c’est le bien. Voilà pourquoi il y a longtemps que les dictateurs, chanceliers et autres usurpateurs attitrés ne m’intéressent plus, quoi que vous puissiez dire d’intéressant à propos de leur monde spirituel, non, au lieu de la vie des dictateurs, il y a très longtemps que m’intéresse exclusivement la vie des saints, parce que c’est cela que je trouve intéressant et inconcevable, c’est à cela que je ne trouve pas d’explication simplement rationelle : et Auschwitz, même si cela sonne comme une sinistre plaisanterie, Auschwitz s’est avéré de ce point de vue une entreprise carrément fructueuse, si bien que même si cela vous ennuie, je vais vous raconter une histoire, et après, vous me l’expliquerez si vous pouvez. Je serai bref parce que je suis en présence de vieux renards, et je dis des mots comme camp, hiver, transport de malades, wagons à bestiaux, une seule portion de nourriture froide par tête bien que nul ne sache combien de jours durera le voyage, la distribution des portions se fait par groupes de dix, et moi, couché sur quelques planches clouées ensemble en guise de brancard, je regarde fixement un homme, ou plutôt un squelette qu’on appelait, je ne sais pas pourauoi, “monsieur l’instituteur”, et qui avait ma portion, puis la montée dans les wagons, l’effectif n’est jamais le bon, bien sûr, les cris, la confusion et un coup de pied, ensuite je sens qu’on me soulève et qu’on me met devant un autre wagon, il y a longtemps que je ne vois plus “monsieur l’instituteur” ni ma portion : en voilà assez pour que vous imaginiez exactement la situation. Et aussi ce que je ressentais : pour commencer, je n’avais pas pu donner à manger à mon éternel bourreau, la faim, cet animal féroce et exigeant qui m’est étranger depuis longtemps, et alors a rugi l’autre fauve, l’espoir, qui jusqu’alors n’avait fait que me répéter dans un ronronnement sourd, étouffé, certes, mais constant, qu’en dépit de tout, il y a toujours une chance de rester en vie. Mais comme je n’avais pas reçu ma portion, cela paraissait excessivement douteux, par ailleurs, et je le constatais froidement, ma portion doublait exactement les chances de “monsieur l’instituteur” – voilà pour ma portion, pensai-je, comment dirais-je, sans grande joie mais avec d’autant plus de lucidité. Mais qu’est-ce que je vois quelques minutes plus tard? Criant et me cherchant fébrilement des yeux, “monsieur l’instituteur” titube vers moi avec dans la main une portion de nourriture froide, et dès qu’il me voit sur mon brancard, il me la pose vite sur le ventre ; je voudrais dire quelque chose et la surprise doit se lire sur mon visage parce que, bien qu’il regagne sa place en courant – si on ne l’y trouve pas, on le tuera tout simplement – donc, l’indignation peinte clairement sur son petit visage qui se préparait déjà à mourir, il me dit: “Qu’est-ce que tu t’imagines?!…”
Voilà l’histoire, et s’il est vrai que je ne désire pas considérer ma vie comme une suite de hasards arbitraires consécutifs au hasard arbitraire de ma naissance, parce que ce serait une façon assez indigne de voir la vie, je souhaite encore moins considérer que tout ceci s’est passé pour que je reste en vie, bien qu’il soit bel et bien vrai que “monsieur l’instituteur” a fait ce qu’il a fait pour que je reste en vie, ceci exclusivement de mon point de vue, bien sûr, parce que lui devait être mû par autre chose, il a dû faire surtout pour sa propre survie ce qu’il a fait accessoirement pour la mienne. Voilà donc la question, et expliquez-moi, si vous le pouvez, pourquoi il a fait ça. Mais n’essayez pas de le faire avec des mots, parce que vous savez bien vous aussi que dans certaines circonstances, pour employer une image : à certaines temperatures, les mots perdent leur consistance, leur contenu, leur signification, tout simplement ils s’anéantissent, si bien qu’à l’état gazeux seuls les actes, les actes nus font preuve d’un certain penchant pour la solidité, il n’y a que les actes que nous puissions presque prendre dans nos mains et les observer, comme un morceau de minéral muet, comme un cristal…
…et donc d’après cela, il y a quelque chose, et à nouveau, je vous en prie, n’essayez pas de la nommer, il existe une notion très pure que n’a altérée nulle matière étrangère – notre corps, notre âme, nos bêtes féroces – , une idée qui vit sous la même forme dans nos cerveaux, oui, une idée dont, comment dire, le caractère sacré, la sauvegarde, ou ce que vous voudrez, est la seule chance réelle de survie de “monsieur l’instituteurs” et sans cela, sa chance de survie n’en est pas une, simplement parce que sans la sauvergarde de cette notion, sans la possiblité pure et calme de l’observer il ne veut pas, ou même il ne peut pas vivre. Oui, et à mon avis, cela ne s’explique pas parce que ce n’est pas raisonnable, surtout par comparaison avec la rationalité palpable d’une portion de nourriture qui, dans la situation extrême qui s’appelle camp de concentration, peut permettre d’éviter la fin, pourrait le permettre, si cela ne se heurtait pas à la résistance d’une notion immatérielle qui balaie même les intérêts vitaux, et c’est, à mon avis, une preuve très importante dans ce grand métabolisme des destins qu’est à proprement parler la vie, plus, beaucoup plus importante que les lieux communs et les atrocités rationnelles que n’importe quel dictateur, chancelier et autre usurpateur attitré ait jamais racontés et puisse raconter…”
*Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud Babel 1995
Beginning of the end (or end of the beginning) –
Illustration to close off the year: a scene from daily living. Five fresh eggs, laid by the chickens that peck behind the circus school.
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The title of this blogpost is about what I am writing. One of my characters is struggling with a passage in Imre Kertész’ work* at the moment. One thing is certain, the passage in itself will not figure in the story and I don’t know what conclusions the character will draw from it. I quote it here, fully conscious that lessons drawn from the works of camp survivors seem far removed in a world that pursues us mercilessly with frivolities (and yes, we need some of those too).
It summarizes quite well my personal intuitions when I’m in a reflective mood (oh yes, it happens), the more so because it does not provide an answer to the question. What the character will make of it...That’s for me to discover.
“… listen to me carefully, evil isn’t what is truly irrational and unexplainable, quite the contrary: it is the good. This is why for the longest time dictarors, chancelors and other titled usurpators have no longer held my interest, no matter what interesting things you might say about their spiritual world, no, instead of dictators, I have long been exclusively interested by the life of saints, because that is what I find interesting and inconceivable, that is what doesn’t find a simple rational explanation: and even if this sounds like a sinister joke, Auschwitz turned out to be a fruitful enterprise in this regard, so that even if this bores you, I will tell you a story, after which you will explain it if you can. I will be brief because I am in the presence of old foxes so I will say words such as camp, winter, transportation of the sick, cattle cars, a single portion of cold food per person even though no one knows how many days the voyage will last, the distribution of portions is done by groups of ten and I, lying on a few planks nailed together to form a stretcher, I stare at a man, or rather a skeleton we called, I don’t know why, “monsieur l’instituteur”, and who had my portion, then there was the loading aboard the wagons, the roll call was never the right one, of coure, cries, confusion, a kick, then I sense I’m being lifted and placed in front of another car, it’s been awhile since I’ve seen either “monsieur l’instituteur” or my portion : this should suffice for you to imagine the situation exactly. And also what I felt: to begin with, I had not been able to feed my eternal tormentor, hunger, that ferocious and demanding animal, that had estranged me for a long time, and then the other wild beast roared, hope, which until that point had kep repeating in a low purring, muffled no doubt but constant, that despite everything, there was always a chance of staying alive. But as I hadn’t received my portion, this seemed extremely doubtful, what’s more, and I made a cold appraisal of this, my portion exactly doubled “monsieur l’instituteur’s” chances – so much for my portion, I thought, how shall I say, with no great joy but that much greater lucidity. But what did I see a few minutes later? Yelling and looking for me feverishly, “monsieur l’instituteur” stumbled toward me with my portion of cold food in his hand and as soon as he spotted me on my stretcher, he put it down on my stomach; I wanted to say something and surprise must have been obvious on my face because even though he had to run back to his place – if he wasn’t found there, they would simply kill him – so with indignation painted on his little face already preparing to die, he said: “What did you imagine?!…”
That is the story and it is true that if I do not wish to consider my life as a succession of arbitrary events consecutive to the arbitrary event of my birth, because this would be a rather unworthy way of looking at life, even less do I wish to consider that all this happened so that I could stay alive although it is undoubtedly true that “monsieur l’instituteurs” did what needed to be done for me to stay alive, this exclusively from my point of view, of course, because he must have been impelled by something else, he must have done accessorily for my survival what was mostly for his own. That is the question, and explain to me, if you can, why he did this. But don’t attempt to do with words, because you know full well that in certain circumstances, and to use an image : at certain temperatures, words lose their consistency, their content, their meaning, they simply self-destroy, so that in the gazeous state, only actions, bare actions show a certain leaning toward solidity, there are only actions that we can almost take in our hands and observe, like a mute piece of mineral, like a crystal…
…and in this light, there is something, and again, I beg you, do not attempt to name it, there exists a very pure notion that has not been altered by any foreign matter – our body, our soul, our savage beasts – an idea that lives in the same form in our brains, yes, an idea the – how can I say this – the sacred character of which safeguards it, or what you will, and it is the only chance of survival for “monsieur l’instituteurs” and without it, his chance of survival isn’t, because without the safeguard of this notion, without the pure and calm possibility to observe it he does not want, nor even can he survive. Yes, in my opinion, and this cannot be explained because it is not reasonable, especially if compared to the palpable rationality of a portion of food which, in the extreme situation called a concentration camp can permit avoiding the end, could allow it, if it did not meet the resistance from an immaterial notion that sweeps aside even vital interests and it is, in my opinion, a very important element of proof and this great metabolism of destinies that is life, much more important than the bromides and the rational atrocities of any dictator, chancellor and other titled usurpator has ever told and will ever tell in the future…”
*(my translation from the French text quoted above, the only one available to me at the moment).