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Probablement ma dernière entrée sur ce blog avant l’hospitalisation. Cet extrait fait partie des réflexions que je trouve utile en ce moment. Donc, à conserver.
“L’appauvrissement de l’imaginaire tient en partie à ce qu’on pourrait qualifier de disparition de l’enfance. S’il est vrai que l’enfance n’a jamais constitué un Eden de l’innocence, comme il plaît à certains de l’imaginer, il est non moins vrai que jamais dans l’histoire l’enfance n’a été si largement le terrain d’une exploitation économique sans vergogue. La diminution du travail des enfants dans les pays “développés” ne saurait cacher le fait qu’ils doivent aujour’d’hui gagner leur droit à la vie en servant massivement à la marche de l’économie. Ce fait est patent. Il faut reconnaître que les dommages infligés à leur psyché ne sont pas moins graves que ceux infligés à leurs corps soumis à des travaux physiques lourds. La standardisation de l’imaginaire par les jeux vidéo, pour ne citer que cet exemple particulièrement flagrant, appauvrit l’être humain en formation autant que le fait de porter toute la journée des briques déforme son corps. L’excès d’images est déjà en tant que tel une atteinte à l’éclosion du potentiel humain : il existe un abîme entre des contenus transmis par des mots, avec l’appui éventuel de quelques images, à travers des récits et des livres, et des images hyperréalistes qui empêchent la formation d’un imaginaire personnel. Cette différence compte beaucoup plus, sans doute, que de savoir si les contenus sont “violents” ou pas. Grandir sainement dans un monde où existe une Baby TV (lancée en 2003 par le groupe Fox) relève de la gageur…D’ailleurs, le type d’addiction créé par les images électroniques semble assez similaire aux effets des drogues dures, et sauver son enfant des effets de l’exposition permanente aux appareils électroniques peut se révéler aussi difficile que de le tenir éloigné des drogues et des gangs quand on vit dans une favela. Parler d ‘”enfance volée” ne se réfère pas, aujourd’hui, aux seuls mauvais traitements et au dénuement dont les médias aiment faire leur “miel”.
En même temps, force est de constater l“infantilisation des adultes. Le statut de l’enfance a radicalement changé. Longtemps, l’enfance a représenté l’autre de la société capitaliste, son contraire : le jeu plutôt que le travail, la dépense plutôt que l’épargne, l’immédiat plutôt que l’attente, la jouissance plutôt que la renonciation, le désordre heureux plutôt que la froide rationalité, le babil spontané plutôt que le langage structuré, la séduction plutôt que l’effort, le gribouillage enthousiaste plutôt que la perspective construite… Les enfants étaient éduqués brutalement aux valeurs de la société; “rester enfant” était incompatible avec une participation à la vie collective. “L’humanité dut se soumettre à des épreuves terribles avant que le moi, nature identique, tenace, virile de l’homme fut élaboré et chaque enfance est encore un peu la répétition de ces épreuves”, écrivirent Horkheimer et Adorno dans leurs travaux sur la généalogie de l’homme occidental. Au cours du XXe siècle, les choses ont beaucoup changé : la critique du mode de vie capitaliste a souvent pris la forme d’une exaltation de l’enfance, surtout dans le monde artistique. Aujourd’hui, ce sont les valeurs de l’enfance (ou présentées comme telles) qui font marcher le capitalisme, et en particulier ses secteurs de pointe. Le parfait sujet capitaliste se comporte souvent comme un enfant – pour ce qui relève de la consommation, mais parfois aussi de la gestion des choses (ainsi, dans les bourses financières, l’horizon temporel est extrêmement raccourci et les comportements erratiques sont fréquents).Avant, on pouvait accuser le capitalisme de brimer l’enfant présent en chacun de nous; aujourd’hui, il faut plutôt l’accuser de nous infantiliser.”
Anselm Jappe, la société autophage capitalisme, démesure et autodestruction, éditions la découverte 2017, pp 170-171
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Probably my last entry on this blog prior to the hospitalization. This excerpt is part of the thoughts I find useful these days. Thus, a keeper.
“The impoverishment of the imagination is partly linked to what one could qualify as the disappearance of childhood. If if is true that childhood never constituted the Eden of innocence some have liked to imagine, it is just as true that never in history has childhood been the terrain of such a shameless financial exploitation. The decrease in child labor in “developed” countries must not hide the fact they must now earn their right to life by massively serving the functioning of the economy. This is a patent fact. We must acknowledge that the damage inflicted to their psyche is no less severe than to their bodies subjected to heavy physical labor. The standardization of the imagination by video games, to give only this particularly flagrant example, impoverishes the evolving human being as much as would the fact of carrying heavy bricks all day long would deform his body. The glut of images is already in itself a violation of the budding human potential: there exists a chasm between contents transmitted through words, with the occasional addition of images, through narratives and books, and the hyper-realistic images that thwart the development of a personal imaginary world. This difference probably matters more than whether the contents are “violent” or not. Growing up healthy in a world where exists a Baby TV (launched in 2003 by the Fox group) is a challenge… In fact, the type of addiction created by digital images seems quite similar to the effects of hard drugs, and saving one’s child from the consequences of a permanent exposure to electronic equipment can prove as difficult as keeping him or her away from drugs and gangs if one lives in a favela. Speaking of a “stolen childhood” nowadays is not only a reference to the mistreatment and deprivation medias so like to exploit.
At the same time, one is forced to take note of the infantilization of adults. The status of childhood has gone through a radical shift. For a long time, childhood represented the other in capitalist society, its opposite: play instead of work, spending instead of saving, the immediate rather than waiting, pleasure instead of renunciation, a happy messiness rather than cold rationality, spontaneous chatter instead of structured language, seduction rather than effort, enthusiastic scribbling rather than constructed perspective…Children were brutally educated to the values of society; “staying childish” was incompatible with participation in collective life. “Humanity had to subject itself to terrible ordeals before man’s ego as a fixed nature, tenacious, virile, was forged and each childhood is still a bit the repetition of those ordeals”, Horkheimer and Adorno wrote in their works on the genealogy of Occidental man. Things greatly changed in the course of the 20th century: the criticism of the capitalististic way of life often took the form of an exaltation of childhood, especially in the artistic milieu. Today, child-like values (or those presented as such) keep capitalism going, in particular in its leading fields. The perfect capitalist subject often behaves like a child – in terms of consumerism but often in the management of things also (thus, in trade markets, time spans are extremely shortened and erratic behaviors are frequent). Previously, one could accuse capitalism of tormenting the child within us: today, it must rather stand accused of infantilizing us”.
Anselm Jappe, la société autophage capitalisme, démesure et autodestruction, éditions la découverte 2017, pp 170-171