Ordinaires

Ordinaires –

Nous. La foule. Les anonymes pour les autres.

Tard le soir, à l’aéroport devant le carrousel sur lequel les bagages tardent à apparaître. Deux fillettes au seuil de l’adolescence. Avec leur mère et une tante, ou une amie de la famille.  Les deux femmes sont d’apparence banale avec des traits et des silhouettes qui ne retiennent pas l’attention. La plaie pour des caricaturistes ou des enquêteurs sur la scène d’une crime. “Décrivez-nous les deux femmes.” Bonne chance.

Les fillettes, elles, se remarquent.  Porteuses de gènes du côté paternel, peut-être. Jolies ni l’une ni l’autre. La beauté, éventuellement? Hors de question. Elles ressemblent à deux poissons plutôt rigolo. Têtes rondes. De profil, les yeux protubérants, pas de menton qui vaille mention et – hérésie de nos jours – pas de quincaillerie  pour ramener les dents à l’intérieur du cadre.

À l’école, dans la rue, les railleries ne doivent pas manquer. Mais ici, ce soir, si elles ont conscience de leur apparence, il n’y paraît rien. Elles sont dans leur bulle, entre les deux femmes. À l’abri.  Deux poissons rouges dans un bocal. Elles y semblent à l’aise.

*

À Vannes, au 5 Place Saint Pierre, il y a une librairie qui s’appelle Le silence de la mer. J’y ai trouvé les poèmes de Tomas Tranströmer en traduction française.

*

Courte pause durant le concert d’orgue

L’orgue s’arrête de jouer et un silence de mort s’installe

dans l’église

mais pour quelques secondes seulement.

Pénètre alors le doux bourdonnement du trafic

extérieur, le grand orgue.

 

Nous voilà encerclés par les murmures de la circulation

qui se promènent

le long des murs de la cathédrale.

Où le monde extérieur glisse, tel un film translucide

dans un combat d’ombres en pianissimo.

 

Comme s’il appartenait aux bruits de la rue, j’entends

un de mes pouls battre dans le silence,

j’entends mon sang tourner, cette cascade qui se cache

en moi et m’accompagne toujours,

 

et tout aussi proche que mon sang et aussi lointain

qu’un souvenir du temps de mes quatre ans,

j’entends passer un semi-remorque qui fait trembler

les murs six-centenaires.

 

Tout cela est aussi éloigné que peut l’être le sein

d’une mère, pourtant je suis cet enfant

qui très loin entend parler les adultes, les voix des

vainqueurs

et des perdants qui s’entremêlent.

 

Une congrégation clairsemée occupe les bancs bleus.

Et les colonnes

se dressent tels des arbres étranges :

sans racines (seulement ce sol commun) ni

crêtes (seulement ce toit commun).

 

Je revis un rêve. Je me retrouve seul dans

un cimetière. La bruyère luit partout,

aussi loin que porte le regard. Qui est-ce que j’attends?

Un ami. Pourquoi

ne vient-il pas? Parce qu’il est déjà là.

 

Doucement, la mort fait remonter la lumière par le bas, par le

sol. La lande brille d’une couleur lilas de plus en plus

intense

– non, d’une couleur jamais vue jusque-là…jusqu’à

ce que les lueurs

blêmes de l’aube viennent siffler entre mes paupières

 

et que je me réveille à cet immuable PEUT-ÊTRE qui

me transporte dans un monde chancelant.

Et les images abstraites de l’univers sont aussi

impossibles que l’est

le dessin d’une tempête.

 

Chez moi, l’omnisciente Encyclopédie occupe un mètre

linéaire de bibliothèque : j’y ai appris à lire.

Mais chacun se fait rédiger son encyclopédie,

elle grandit dans nos âmes,

 

elle s’écrit de la naissance à la mort, des centaines

de milliers de pages pressées l’une contre l’autre,

mais entre elles, il y a toujours de l’air ! Comme dans le

feuillage frémissant

des forêts. Le livre des contradictions.

 

Ce qui y est écrit change à chaque instant, les images

se retouchent toutes seules, les mots scintillent.

Une lame de fond roule à travers le texte, suivie de

la prochaine et d’une autre encore…

 

Tomas Tranströmer – Baltiques Oeuvres complètes 1954-2004 traduit du suédois par Jacques outil, nrf Poésie/Gallimard, 2004

Illustration: un orgue dans l’église de Locronan en Bretagne.

 

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