Tout d’abord, il n’est pas inutile de savoir que sa petite-fille garde de lui le souvenir ému d’un homme très bon et très gentil qui, dans ses moments de loisir, aimait faire la lecture à ses petits enfants. Considérant la nature de ses écrits, on se demande un peu quelles gentilles histoires il leur lisait. Après tout, ce même gentil monsieur écrivait dans les années soixante:
“Si les Kurdes courent après l’illusion de fonder un État, leur destinée sera d’être effacés de la terre. La race turque a montré la façon dont elle peut traiter ceux qui convoitent la patrie qu’elle a obtenue au prix de son sang et d’un labeur inestimable. Elle a effacé les Arméniens de cette terre en 1915 et les Grecs en 1922.”*
Évidemment, en Turquie si vous êtes un affreux qui ose utiliser le mot de “génocide”, vous vous retrouvez en prison, sur la liste des exclus et des réprouvés – ou carrément éliminés. Sauf si vous êtes comme ces fervents du gentil papy Nihal Atsiz, décédé en 1975. En 2015, ses jeunes supporteurs s’appelant Genç Atsizlar (Jeunes Atsiz) n’ont pas manqué de célébrer le centième anniversaire du génocide arménien dans plusieurs villes turcs avec des banderoles proclamant: “Nous célébrons le 100e anniversaire du nettoyage de notre pays d’Arméniens.”
Certains se disent peut-être que je fais une “fixation” sur la Turquie. Ils n’ont pas tout à fait tort. Pour des raisons que je ne cherche même plus à m’expliquer, la Turquie était déjà présente dans mon imaginaire d’écrivain avant même que j’y mette les pieds. Et malgré la brièveté du séjour que j’y fis, il suffit d’une photo d’une scène de rue à Istanbul pour que les mêmes sentiments m’étreignent devant ce mille-feuille d’histoires dans lequel les notions habituelles se dissolvent, d’un temps qui se déplacerait en ligne droite du passé vers le futur. Au détour de cette ruelle, un bout des murailles de l’époque ottomane. Au fond de cette cour, une ancienne propriété grecque devenue taudis. Les odeurs âcres de charbon, de latrines, d’épices, de gasoil. Les chats et les enfants des rues avec, imprimé sur ma rétine, le gamin en train de rajeunir d’une couche de peinture d’un beau noir brillant une pile de pneus de voiture aux bandes de roulement aussi lisses que les fesses d’un bébé.
Cette nécessité qu’ont les nationalistes de tous poils de diaboliser “l’autre”, de préférer le chaos à l’incertitude ou à l’ambiguïté, de le nourrir pour masquer leurs propres crimes et magouilles.
Et la vie, au travers de tout ça, malgré tout, malgré tout.
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Histories
For starters, it’s not useless to know that his grand-daughter has fond recollections of him as a very kind and gentle man who used his leisure moments to read to his grandchildren. Considering the nature of his writings, you may wonder which charming stories he read to them. After all in the sixties, this same kindly gentleman wrote:
« …If the Kurds chase after the illusion of founding a State, their destiny will consist of being wiped off the face of the earth. The Turkish race has demonstrated the way in which it can treat those who lust after the fatherland it has obtained at the cost of its blood and inestimable labor. It erased the Armenians from this land in 1915 and the Greeks in 1922. »**
Of course in Turkey if you are one of the horrible people who dare to use the word “genocide”, you end up in jail, on the list of the expelled, the reprobates – or thoroughly eliminated. Unless you are fans of kindly grandaddy Nihal Atsiz who died in 1975. In 2015, his young supporters calling themselves Genç Atsizlar (Young Atsizs) did not fail to celebrate in several Turkish town with banners proclaiming: “We celebrate the one hundredth anniversary of our country being cleared of Armenians”.
Some may consider I have a “fixation” on Turkey. They are not wrong. For reasons I no longer try to understand, Turkey was already part of my imaginary world as a writer before I ever set foot there. And despite my brief stay in the country, all I need is a photo of a street scene in Istanbul for the same feelings to grip me at the sight of these layers of history in which the usual notions of time moving from past to future dissolve. At the turn of an alley, a piece of the fortifications from the Ottoman period. In the back end of a courtyard, an old Greek mansion-turned-hovel. The acrid smells of coal, of latrines, spices and car fuel. The street cats and children with, imprinted in my eyes, the sight of the kid with his pile of car tires with treads as smooth as a baby’s ass which he was rejuvenating with glistening black paint.
The need nationalists have to demonize “the other”, to prefer chaos to uncertainty or ambiguity, to feed it so as to hide their own crimes and dirty deals.
And life through it all, despite everything, everything.
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* Cette citation de Nihal Atsiz se trouve dans Histoire de la Turquie contemporaine par Hamit Bozarslan, collection repères, éditions La Découverte, Paris 2004, 2007, 2016
** The quote appears in French in the book mentioned above.