Si on s’appelle Asli Erdogan (dont le procès reprend demain en Turquie), on peut l’exprimer ainsi:
“Défendre la liberté et la paix, non le crime ni l’héroïsme, est notre devoir…Plus que de les défendre, restaurer la signification sacrée que ces mots ont perdue…Autant que nous pouvons…Quant à ne pas être complices de ces meurtres, plus qu’un droit et qu’un devoir, c’est le sens même de notre existence…Ceci est la “pierre” que nous soulevons et aimons autant que nous pouvons, notre destin.”
Si l’on est le poète et traducteur André Markowicz, l’interrogation peut prendre le sens suivant: “…la question qui, pour moi, reste essentielle : quelle poésie dans des temps d’oppression ? …”
Si, comme Charlotte Delbo, on a été l’une des quarante-neuf survivantes des deux cent trente femmes qui ont quitté Compiègne pour Auschwitz dans le convoi du 24 janvier 1943, on peut donner à lire ce que furent Birkenau et Ravensbrück. On peut écrire: “Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain sauf sa faculté de penser et d’imaginer. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser , la force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves. À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait.”
D’un poème de 1908 d’Ossip Mandelstam dans le recueil Kamen (pierre)
L’or faux des sapins de Noël
flamboie au mieux des forêts.
Dans les fourrés des loups-jouets
ouvrent leurs terribles prunelles…
Je ne me souviens pas de la suite parce qu’en écho William Blake répond:
Tyger tyger burning bright
in the forest of the night…
et revient, en boucle, la fameuse phrase de Camus: “Il faut imaginer Sisyphe heureux.”
Je ne suis ni Asli Erdogan, ni André Markowicz, ni Charlotte Delbo, Ossip Mandelstam, William Blake ou Camus. Profitant des privilèges de la liberté, d’une nourriture plus que suffisante et de temps, j’avance au gré de leurs mots, entre autres, et des miens.
***
If your name is Asli Erdogan (whose trial resumes tomorrow in Turkey), you can express it in these terms:
“Défendre la liberté et la paix, non le crime ni l’héroïsme, est notre devoir…Plus que de les défendre, restaurer la signification sacrée que ces mots ont perdue…Autant que nous pouvons…Quant à ne pas être complices de ces meurtres, plus qu’un droit et qu’un devoir, c’est le sens même de notre existence…Ceci est la “pierre” que nous soulevons et aimons autant que nous pouvons, notre destin.”* (“Defending freedom and peace, not crime nor heroism, is our duty…More than defending them, restoring the sacred meaning these words have lost…As much as we can…As to avoiding complicity with these murders, more than a right and a duty, it is the very meaning of our existence…This is the ‘stone’ that we lift and love as much as we can, our destiny.”)
If you are the poet and translator André Markowicz, the question can take the following direction:“…la question qui, pour moi, reste essentielle : quelle poésie dans des temps d’oppression ? …”** (…the question that remains essential for me: what poetry in times of oppression?…)
If, like Charlotte Delbo, you were one of the fourty-nine survivors out of the two hundred and thirty women who left Compiègne for Auschwitz aboard the convoy on January 24th 1943, you can give to read what were Birkenau and Ravensbrück. You can write: “Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain sauf sa faculté de penser et d’imaginer. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser , la force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves. À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait.” ***(You will say that everything can be taken from a human being except his faculty to think and to imagine. You do not know. You can make of a human being a skeleton in which diarrhea gurgles, take from him the time to think, the strength to think. The imaginary if the first luxury of a body receiving enough food, benefiting from a fringe of free time, having access to rudiments from which to fashion one’s dreams.In Auschwitz, we didn’t dream, we raved.)
From a 1908 poem by Osip Mandelstam in Kamen (stone)
L’or faux des sapins de Noël
flamboie au milieu des forêts.
Dans les fourrés des loups-jouets
ouvrent leurs terribles prunelles…
(the false gold of Christmas trees blazes in forests. In thickets toy-wolves open their terrible pupils…
I can’t remember the rest because William Blake echoes:
Tyger tyger burning bright
in the forest of the night…
and in the loop, shows up again Camus’ famous words: “We must imagine Sisyphus happy.”
I am neither Asli Erdogan, nor André Markowicz, nor Charlotte Delbo, Osip Mandelstam, William Blake or Camus. With the privileges of freedom, of more than sufficient food and of time, I move on the current of their words, among others, and of my own.
***
Illustration tirée de Le chat raconté aux oiseaux