“…chose dure cette forêt féroce et âpre et forte…

Dans ces moments qu’on dit “perdus”, je traduis des textes d’Asli Erdogan du français vers l’anglais. (Je devrais dire: je traduis  vers l’anglais des traductions françaises de ses textes à elle, écrits en turc.)  Traduire de l’une de ces langues vers l’autre a toujours été pour moi une façon de m’approcher au plus près des mots, des sensations, des sentiments, des émotions et des pensées qui les sous-tendent. Evidemment, en l’absence d’autorisation de publication, il n’est pas question de partager ces traductions personnelles qui ont été publiées ailleurs.

Mais en faisant ce travail hier sur le texte Forêt Nocturne** j’ai ressenti ce qui est peut-être à l’origine de ces contes terribles que l’on trouve dans les versions non expurgées des contes des frères Grimm. L’opinion la plus répandue veut que ces histoires terrifiantes soient le reflet de cauchemars que les enfants doivent apprendre à apprivoiser  en se disant que les ogres n’existent pas vraiment, ni les dragons, ni les monstres, ni les parents qui sacrifient leurs enfants en les abandonnant en forêt, ni…bref, tout ce capharnaüm des horreurs dont certaines, pourtant, n’ont rien de mythiques et qui sont peut-être les terribles contes en question, dans leur version d’origine.

C’est justement certaines de ces histoires-là que j’ai eu l’impression de frôler de très près dans ce texte d’Asli Erdogan. Le monde des cauchemars dont on peine à s’éveiller pour la simple raison qu’ils se produisent…en pleine réalité. Alors oui, comme nous rappelle le texte, il y a d’un côté, la certitude de l’existence  là-bas d’une chambre -refuge, chaude et lumineuse, avec les livres et les textes qui attendent. Mais aussi, tout aussi réelle, cette autre face du monde où  les heures et les années se retrouvent “pétrifiées dans une nuit devenue bloc de cristal.” Et où, par nuit de tempête, un oiseau solitaire peut tomber  sans un cri dans la forêt, tué  raide mort par le froid. Et des humains aussi.

La moindre des choses, quand on a le privilège d’une chambre-refuge, c’est d’y prêter attention aussi à la face glaciale du monde, ne serait-ce que pour en témoigner sans trop faire de périphrases inutiles.

Alors, merci à Asli et aux autres qui témoignent. Qu’on les écoute ou non, je demeure convaincue que leurs mots ne sont pas inutiles, parce qu’ils sonnent justes. Ils sonnent justes parce qu’ils sont  vrais. Et la justesse n’est jamais perdue tout à fait.

***

*Dante, La divine comédie, L’Enfer, Chant I vers 4-5, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1992

**Asli Erdogan, Forêt nocturne, dans Le silence même n’est plus à toi, chroniques traduites du truc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud 2017

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