“On entend parler kurde, arabe, bambara…”

À la fin de Antique Nuit*, Asli Erdogan cite le poète péruvien Cesar Vallejo:

“La colère du pauvre oppose deux fleuves à une mer…Un acier à deux poignards.“**

Je me permets d’ajouter: Et encore. L’acier du pauvre n’a pas de manche. Pour chaque coup porté, il déchire sa propre paume.

***

Mais il y a surtout les mots d’Asli Erdogan, suivis par ceux de Vallejo:

“On entend parler kurde, arabe, bambara, devant la porte un vendeur de montres sénégalais, un fleuriste rom et un réfugié syrien inventent une langue commune et délirante, autour d’un plat de riz qu’ils dévorent avec une faim bien réelle. Sur cette place sans nom, vous trouverez du thé chaud et des sandwichs au boulettes jusqu’à l’aube, puis au lever du jour, des ouvriers qui viennent faire la queue pour trouver un boulot à la journée. Juste en face, peinte par les vrais habitants de la place, une inscription recouvre tout le mur, une phrase dédiée à ceux qui rêvent éveillés en haut des tours: “La vie parfois va au-delà des rêves.” Derrière cette inscription s’élève une tour maléfique de trente étages, que toute la Turquie désormais connaît. Tour que par cette nuit antique, la plus antique de toutes, un cri comme on n’en a jamais entendu ébranle, un cri qui s’imprime en profondeur dans le sommeil le plus paisible. Une voix qui ne ressemble à nulle autre, celle des dernières minutes de l’existence , sa mélodie inachevée…Les rêves peuvent-ils aller au-delà de la mort? Une question que la nuit d’orage a portée jusqu’à nous depuis la nuit du temps. 

‘La colère du pauvre oppose deux fleuves à une mer…Un acier à deux poignards.”

* Asli Erdogan, Antique Nuit dans Le silence même n’est plus à toi, chroniques traduites du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud 2017.

** Cesar Vallejo dans Poèmes humains, Espagne, écarte de moi ce calice, traduction de l’espagnol par François Maspero, édition bilingue, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, et Maison de l’Amérique Latine, 2011

 

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