Mots brisés / Palabras rotas

Mots brisés – Palabras rotas. Ce sont les premiers mots d’un poème de Roberto Juarroz.* Mais je ne citerai pas le poème parce que, dans l’état actuel de cette journée-ci, je ressens quelque chose de trop lisse, de trop accompli dans ce que Juarroz fait de ces tessons de sens, de dissonances, de cris, de chuchotements, de voix brisés par l’indignation, de mots brisés s’élevant de vies gâchées. De vies passées dans l’attente d’un geste ou d’un mot vrais. D’un regard qui ne sombre pas dans l’apitoiement – cette forme masquée de l’arrogance. Ni dans la vindicte ou la colère qu’inspire la mauvaise conscience.

Des regards vrais. Des mots justes. Des gestes utiles, et basta pour les grandes orgues et les beaux sentiments.

Parce que, vous savez, pendant que des gens dorment dehors au froid ou attendent, attendent, attendent qu’on leur redonne leur vie à vivre,  les jémériades d’un sénateur Collomb, sanctionné pour absentéisme au boulot et réduit à une pitance de 4 000 € par mois, moi…

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Alors, quelques mots justes d’une qui attend de savoir si elle poursuivra sa route dans la prison du dehors ou dans la prison du dedans:

“Je marche dans la nuit froide, sinistre et terrifiante, dans le silence glacé. Comme la dernière survivante sur terre, comme une petite plaie surgie d’entre les bandelettes… Les arbres, secs et nus, ont perdu la mémoire en même temps que leurs feuilles, désespérés, ils ont renoncé à être eux-mêmes, à se souvenir, à se tourner vers la lumière…De leurs longs doigts griffus, ils invoquent un temps vierge où les jours et les saisons n’ont pas cours, un temps réduit à une pure attente. Pure attente, pure perte… Je marche sur les traces d’une voix, d’un mot qui éclipsera la nuit.”**

Regards vrais. Mots justes. Gestes utiles. Basta pour le reste.

Nota bene: Asli Erdogan connaîtra la suite de ce qui l’attend lors de la reprise de son procès à Istanbul le 14 mars. Entretemps en Turquie, l’état d’urgence vient d’être prolongé de trois mois, les emprisonnements continuent, et le Parlement vient de commencer ses délibérations sur une modification de la constitution qui ferait de ce dernier le simple bras-tampon des décisions d’un président plénipotentiaire.

Alors, vous savez, le sénateur Collomb dont on m’a beaucoup parlé ce matin, je lui recommande une visite à son CCAS local où une aimable personne lui apprendra des trucs pour gérer ses contraintes budgétaires (et nous épargner ainsi ses jérémiades ridicules et la perte de notre temps en indignations inutiles, là où le mépris suffirait largement).

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*Roberto Juarroz,  49 dans quatorzième poésie verticale, édition bilingue, Ibériques José Corti 1997

**Asli Erdogan, Nocturne Forêt dans Le silence même n’est plus à toi, chroniques traduites du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud 2017

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