« En fin de compte, celui qui prend la plume en main doit sans cesse lutter avec cette question : quelle est la dose de réalité que je peux SUPPORTER ? »*
La citer, encore et encore? Oui, mais voilà: si les mots d’Asli Erdogan devaient vous heurter, vous déplaire, vous brosser dans le mauvais sens du poil? Si, pour ce motif, vous deviez décider: ah mais, qu’on me fiche la paix avec celle-là! Je n’ai pas des soucis, moi aussi? Il n’y a pas d’autres malheurs dans le monde aussi “méritants” que le sien? Et ma ventricule gauche qui chuinte? Et mon copain – dans la trentaine et la sclérose en plaque qui le mine. Et mon droit à un peu de bonheur, de gentillesse, de douceur, de repos. Et…
Bref, si mon insistance à vous parler d’elle faisait l’effet d’un repoussoir, plutôt que d’une incitation?
Et bien, je vous en parlerais quand même. Parce qu’on ne décide pas de ce qu’on peut supporter ou non – on le découvre. De façon brutale ou insidieuse, de façon imprévue, au détour d’une phrase ou d’une image, on découvre que la limite n’était pas celle qu’on avait fixée. Qu’il y avait plus à savoir, plus loin à explorer, davantage à comprendre et beaucoup, beaucoup plus à faire qu’on ne l’avait cru.
Certains partent aujourd’hui pour la Turquie, avec l’espoir de porter des messages à Asli Erdogan et de distribuer ses mots autour d’eux. D’autres doivent se contenter d’en parler autour d’eux, de signer la pétition réclamant sa libération, de poursuivre leurs propres actions, leur propre écriture, leur propre métier sans se laisser berner par les marchands de peur et d’endormissement combinés.
À la question d’Asli ce matin, j’ai envie d’ajouter la mienne: Quelle est la dose de réalité que je ne savais pas pouvoir supporter il y a trois ans, et que j’assume aujourd’hui sans ciller? Quelle est la dose de réalité que je découvrirai aujourd’hui et que j’apprendrai à assumer?
Quelque mots d’Asli encore:
« Passé minuit, partout dans le monde, les solitaires qui se promènent dans les rues sont pour la plupart des étrangers. A la faveur des ténèbres, ils regardent d’un œil hostile ce pays qui ne leur a pas ouvert les bras, ils traînent derrière eux le poids écrasant de leur passé. Leur pays, qui, autrefois, leur était insupportable, leur semble à présent une contrée de rêve, un paradis perdu, mais ils ne croient plus aux rêves. Coincés entre un passé douloureux et un avenir effrayant, ils sont incapables d’appréhender le moment présent. Croyant s’évader, ils sont enfermés dans une nouvelle prison. Tout ce que je peux dire de positif à propos de l’émigration, c’est qu’aucune autre expérience ne donne à l’homme une vision plus nette de la vie. »**
*Asli Erdogan, La ville dont la cape est rouge, traduit du turc par Esin Soysal-Dauvergne, Actes Sud 2003
**Asli Erdogan, Le mandarin miraculeux, traduit du turc par Jean Descat, Actes Sud 2006