Le temps des pauvres n’a aucune valeur. On peut les faire poireauter. Après tout, ils n’ont rien d’important à faire, n’est-ce pas? Pas comme ce petit monsieur propret en costume cintré qui passe d’un air dégoûté. Il a choisi des lacets rose pour ses jolies chaussures pointues. À son allure, on voit bien qu’il n’a pas encore compris le sens du mot ‘indéterminé’ dans CDI*. Pour l’heure, son temps vaut de jolis lacets rose. Le temps des pauvres lui, est sans importance. L’horaire disait bien qu’il y avait un bus. Il n’y a pas de bus. Et alors?
Le temps du prisonnier…ah, le temps du prisonnier. La valeur qu’il représente pour son geôlier, on n’a pas idée. Pensez: tenir le temps d’un autre comme ça, le tenir à sa merci. Par exemple, ce matin, le geôlier a envie de traîner les pieds avant d’ouvrir au prisonnier. Ou alors – bonne blague – il passe tout droit et ouvre les autres portes pour distribuer les gamelles. Il reprend son pas traînant, hésite avant d’ouvrir brusquement, juste pour voir la tête du prisonnier qui pensait bien que, cette fois, il l’avait bel et bien oublié.
Le temps du prisonnier. Quelle denrée précieuse pour ceux qui le lui ont volé.
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Asli Erdogan aura-t-elle reçu la lettre avec la photo et les mots de Sara? Je ne le saurai jamais. La vie est pleine d’inconnus comme celui-là. Grâce à des copains, je rentre chez moi où il y a coupure d’eau, je ne sais pas pourquoi. Mais un toit. Mais des livres, mais des copains avec qui parler. En 1955, dans C’est aussi la vérité sur Nowa Huta*, le reporter polonais Ryszard Kapuscinski écrivait : “Un homme, surtout s’il n’est pas spécialiste, ne parviendra à rien, il ne pourra rien prouver à lui tout seul. Pour un seul homme, c’est trop difficile, impossible même. Mais les voix de dizaines d’hommes ont une signification. Elles ont un message à transmettre, elles ne peuvent pas être passées sous silence, quelqu’un doit les réunir, les répéter, les mettre en lumière”.
Parfois, des écrivains y parviennent parce que leurs mots sont à pleine valeur de sens. Parfois, ils ont tout de même besoin de la voix des autres. Donc (vous me voyez venir? fort bien): si ce n’est déjà fait, s’il-vous-plaît, signez la pétition en faveur de la libération d’Asli Erdogan. Le temps du prisonnier est une denrée trop précieuse pour la confier à ses usurpateurs.
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*Pour ceux qui lisent ceci de l’étranger, CDI = contrat à durée indéterminée, différent du CDD (contrat à durée déterminée). L’indétermination en question (qu’on pouvait comprendre comme une espèce d’assurance d’emploi à long terme) revêt un tout autre sens depuis les modifications à la Loi du travail…
**Ryszard Kapuscinksi & Hanna Krall, La mer dans une goutte d’eau,reportages réunis et présentés par Margot Carlier,traduit du polonais par Véronique Patte et Margot Carlier,aux éditions Noir sur Blanc, 2016. Sur le 4e de couverture, ceci, notamment: “Nous disions du reportage qu’il était l’art de voir la mer dans une goutte d’eau”, rappelle le grand opposant Adam Michnik. Au fil de textes où le lecteur ne boude pas son plaisir, une éclatante illustration des ruses du coeur et de l’intelligence face à la censure.”