Nous sommes sur la terrasse. Je dénoyaute des prunes de la taille de grosses cerises. Elle me baragouine dans un mélange de français, d’arménien et de russe. Je n’en comprend pas la moitié mais je sais qu’elle me parle de ses quatorze interventions chirurgicales et de son père qui vécut ici jusqu’en mil neuf cent trente-cinq et de la France, ce paradis dont il lui a parlé toute sa vie. Au détour d’une phrase elle dessine le chiffre de son âge sur la nappe et je reste ébahie: cette pauvre carcasse décharnée est de six ans ma cadette.
Elle reprend sa question angoissée: “document, document, Francia, document?” Je répète advokat, advokat. De guerre lasse, je monte à ma chambre et je reviens avec l’édition bilingue des poèmes de Mandelstam dans laquelle j’ai collé des versions supplémentaires des traductions, en français et en anglais, trouvées ailleurs.
J’ouvre au hasard, je place le livre devant elle. Elle s’en approche presque à le toucher des yeux. Sourit, puis lit avec une grimace de douleur.
D’un corps on m’a fait don. Que faire de ce bien,
Que faire de ce corps si unique et si mien?
Paisible joie de vivre et respirer…
Qui, dites-moi, dois-je en remercier?
Je suis le jardinier, je suis la fleur –
Dans ma prison je ne me sens pas seul.
Sur le vitrage de l’éternité,
Mon souffle, ma chaleur sont déposés.
Et un motif va se graver dessus
Que depuis peu l’on ne reconnaît plus.
Que de l’instant s’efface la buée,
Rien n’ôtera le dessin bien aimé.
Ossip Mandelstam, traduction Michel Aucouturier (mais je n’ai pas noté la source d’où j’ai tiré cette traduction)
Je dénoyaute les prunes. Des oiseaux s’abattent en rafale sur le figuier – il y en a bien assez pour eux et pour nous.
Hamest se lève et lave les plats vides dans la cuisine.
L’écriture avance à pas de limace.