Coeur de pierre (et les autres)

Il est onze heures vingt et nous venons de plaider, implorer et raisonner tout en multipliant les appels téléphoniques. Caressant son chat, elle dit: “Je ne vous mets pas le couteau sur la gorge, mais s’ils ne sont pas dehors avant midi, je les fais expulser par les gendarmes.” Cinq personnes: deux enfants en bas âge, le père, la mère et la grand-mère atteinte d’un cancer. Nous partons avant que mon indignation et ma colère n’éclatent. Dans l’urgence absolue, une autre solution temporaire se présente et nous la saisissons au vol.

Une fois la famille à l’abri, nous rentrons, sonnés par le contraste entre cette méchanceté  agissante – et la générosité, tout de suite dans son sillage. “Tu imagines cette femme, dans un contexte de guerre déclarée, tu imagines le champ offert à sa capacité de nuisance?”  nous disons-nous. Sonnés, désolés, à peine consolés, nous nous regardons… puis, nous reprenons nos travaux respectifs.

Allez. Mandelstam s’impose.

Un filet de miel doré coulait de la bouteille

Si épais et si lent que l’hôtesse put dire :

Dans cette triste Tauride où le sort nous a jetés,

Nous ne nous ennuyons guère – et elle regarda par dessus l’épaule.

 

Partout Bacchus règne, comme si seuls existaient au monde

Les gardes et leurs chiens – on va, on n’aperçoit personne.

Tels de lourdes barriques paisibles roulent les jours,

Au loin, dans une cabane des voix – on ne peut ni comprendre ni répondre.

 

Après le thé nous sortîmes dans l’immense jardin brun,

Tels des cils, aux fenêtres les stores sont baissés.

Le long des colonnes blanches nous allâmes regarder le raisin,

Où les montagnes somnolentes ruissellent de verre fondu.

 

J’ai dit : la vigne, elle vit comme un antique combat

Où des cavaliers crépus se battent en un ordre bouclé,

Dans la Tauride pierreuse, l’art de l’Hellade et voilà –

Des hectares d’or les nobles terrasses rouillées,

 

Vois, dans la chambre blanche, le silence est là comme un rouet.

Cela sent le vinaigre, la peinture, le vin frais du cellier.

Te souviens-tu, dans la maison grecque, l’épouse aimée de tous,

Non pas Hélène, mais l’autre, comme longtemps elle a brodé?

 

Toison d’or, où es-tu, où es-tu, toison d’or?

Tout le long du voyage les lourdes vagues marines ont grondé;

Et quittant son vaisseau, aux voiles fatiguées dans les mers,

Ulysse revint riche d’espace et de temps.

 

Ossip Mandelstam, 1917, traduction N. Struve dans Anthologie de la poésie russe – La renaissance du XXe siècle, 2e édition, revue et corrigée YMCA-PRESS, 11, rue de la Montagne Sainte-Geneviève, Paris 1991.

 

 

 

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